Le Monde, France
04 août 2004
« Une catastrophe pour les rapports entre Occident et Orient » ;
IRAK Joseph Yacoub, professeur de science politique à l’Université
catholique de Lyon
Propos recueillis par Henri Tincq
LIVRE
TITRE: Menaces sur les chrétiens d’Irak
AUTEUR: Joseph Yacoub
Vous avez publié en mars 2003 Menaces sur les chrétiens d’Irak
(édition CLD-Témoignage chrétien). Quelle est pour vous la
signification des attentats qui ont pris pour cible la communauté
chrétienne de ce pays ?
C’est la première fois que des lieux de culte, représentant
l’ensemble des Eglises – chaldéenne, syriaque, arménienne,
nestorienne, etc. -, sont touchés et au même moment. Et ce dans les
trois villes les plus symboliques de l’Irak chrétien : Bagdad, lieu
de concentration de tous les patriarcats, Mossoul et Kirkouk, qui
sont parmi les plus vieilles villes chrétiennes du monde.
Des attaques aussi bien organisées et concertées ont une fonction
idéologique précise : réduire l’influence chrétienne, fût-elle
limitée, dans les instances de gouvernement et de préparation des
élections, briser le renouveau liturgique, culturel, intellectuel des
Eglises. Je ne citerai que l’exemple de la revue Al-fiqr Al-Masihi
(La Pensée chrétienne), qui compte déjà 10 000 acheteurs, dont un
quart de musulmans !
A qui attribuez-vous la responsabilité de telles attaques ?
J’exclus que les auteurs viennent des mouvements nationalistes
irakiens. Ils ne peuvent être issus que des rangs de musulmans
fanatiques, pour qui il ne doit plus y avoir de chrétiens sur cette
terre et qui veulent accroître l’amalgame entre chrétiens d’Irak et
chrétiens d’Occident, au premier rang desquels les Américains.
Il s’agit de faire monter les tensions entre les différentes
communautés, de dresser les musulmans contre les chrétiens,
d’éliminer l’influence chrétienne sur l’échiquier politique, dans le
paysage social et culturel irakien, de les pousser encore un peu plus
à l’exode.
Quelle est l’ampleur de cet exode chrétien ?
Sous Saddam Hussein, on a exagéré le poids des chrétiens. Le
dictateur les tolérait, mais guère plus que les autres confessions.
Leur activité était limitée à un cadre strictement religieux et
contrôlée par le régime baas. Dès qu’ils dépassaient ce cadre, les
chrétiens étaient persécutés. 350 000 ont quitté l’Irak depuis 1961,
c’est-à-dire depuis la révolte kurde. Ils ont commencé à émigrer du
Nord vers les villes, puis sont descendus encore un peu plus à
Bagdad, pour prendre ensuite le chemin de l’exil. Ils étaient un
million en 1961. Ils vivent aujourd’hui à Detroit (70 000), à
Chicago, etc. L’émigration s’est faite plus massive encore à partir
de l’embargo du début des années 1990, qui a fait fuir 250 000
chrétiens. Ce mouvement s’est ralenti depuis la chute de Saddam
Hussein, mais l’exode a repris depuis mars en raison du chaos.
Cet exode est grave. Le chrétien d’Irak revendique ses racines dans
l’Assyrie et la Babylone anciennes. L’Irak est sa terre. Ce n’est pas
un étranger ni un converti des missions jésuites ou protestantes. Il
est chrétien depuis deux mille ans, c’est-à-dire depuis
l’évangélisation par l’apôtre Thomas de la Mésopotamie. Les premières
églises dans le Nord à Mossoul datent du IIe siècle.
Cette chrétienté est fière. Sa présence est bien antérieure à celle
de l’islam. Elle a toujours participé à la vie politique et
culturelle du pays, traduit la littérature grecque, servi de pont
entre l’Orient et l’Occident. Ce sont les chrétiens qui traduisaient
en Irak les oeuvres de l’Occident et ce sont eux qui faisaient
connaître en Occident la richesse de la littérature arabe, chrétienne
ou musulmane. Oui, ces derniers attentats sont une catastrophe pour
les rapports entre Occident et Orient, entre islam et christianisme.
From: Emil Lazarian | Ararat NewsPress