Turquie: Interview Francois Bayrou

Le Point
5 août 2004

Turquie; Interview François Bayrou* : « Non à l’adhésion de la
Turquie »

Pierre Beylau

L’éventuelle adhésion de la Turquie à l’Europe provoque des prises de
positions passionnées. « Le Point » ouvre le débat.

Le Point : Pourquoi ne voulez-vous pas que la Turquie entre dans
l’Europe ?

François Bayrou : Parce que je défends l’idée que l’Europe doit
devenir une unité politique. L’adhésion de la Turquie rendrait
impossible, ou en tout cas très difficile à atteindre, cette
ambition. Il faut comprendre que le débat sur la Turquie est en
réalité un débat sur l’Europe. Il y a, d’un côté, ceux qui pensent
que l’Europe n’a comme objectif que d’être une zone de paix et de
droit unifié dont les acteurs, principalement les Etats, organisent
la coexistence pacifique et le commerce. Certains diront : ce n’est
déjà pas mal ! Mais d’autres, dont je suis, et dont étaient Robert
Schuman, Jean Monnet, François Mitterrand ou Valéry Giscard
d’Estaing, veulent tout autre chose. Ils veulent que l’Europe
devienne un acteur de premier plan sur la scène internationale à
l’égal des Etats-Unis, de la Chine. Ils veulent que l’Europe
participe aux décisions qui vont organiser l’avenir de la planète.
Ils s’inscrivent dans la lignée de ceux qui, depuis cinquante ans,
défendent l’idée d’une communauté de destins, d’une Europe qui a un
projet et une civilisation à défendre.

Pourquoi la Turquie ne ferait-elle pas partie de cette civilisation ?

Parce que la Turquie n’est européenne ni par la géographie ni par
l’histoire ni par la sociologie. Son anthropologie n’est pas la même
que la nôtre. J’ai eu récemment une intéressante conversation avec le
Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan lors de son passage à
Paris. Il m’a dit : « Pour nous, il faut que l’Europe soit un lieu de
rencontre de civilisations différentes. » C’est donc bien qu’à ses
yeux il y a différence de civilisation. Au cours de notre
conversation, il y a eu un moment extrêmement instructif. Nous avons
parlé de la laïcité et le Premier ministre Erdogan a prononcé cette
phrase que je cite entre guillemets : « Les hommes, les personnes, ne
sont pas laïques, il n’y a que l’Etat qui soit laïque. » Or, pour
nous, Européens, c’est en nous-mêmes qu’est la laïcité. Dans notre
propre vie, nous séparons ce qui ressortit à la conviction religieuse
de ce qui appartient à notre vie de citoyen. Cette idée, si j’ose
dire, de la laïcité intérieure est en réalité au coeur même de notre
mode de vie, la clé de voûte de notre société.

Chez nous, même un prêtre est un citoyen laïque. Lorsqu’il vote, il
s’inscrit dans un ordre de motivations complètement différent de
celui qui a provoqué, suscité l’engagement de sa vie, son sacerdoce.
Il est vain de nier les différences, les identités.

Vous voyez en fait à quelle logique politique obéit ce projet de
l’Europe vague, zone de rencontre et de conciliation juridique. Elle
obéit à la logique de l’extension perpétuelle. Aujourd’hui, la
Turquie, demain, évidemment, les pays du Maghreb, puis Israël et la
Palestine et puis bien sûr l’Ukraine (qui appartient à l’Europe), la
Russie jusqu’aux frontières du Japon. Ce projet est le rêve de tous
ceux qui en fait n’ont jamais voulu de l’Europe et, notamment, le
rêve de ceux qui, aux Etats-Unis, considèrent que l’Amérique ne doit
pas avoir de concurrent. C’est la raison pour laquelle George Bush a
tellement soutenu l’entrée de la Turquie en Europe.

Mais l’Europe s’est engagée, depuis 1963, à intégrer un jour la
Turquie…

En 1963, le projet européen n’était pas un projet d’union politique,
c’était un marché commun. La dénomination officielle l’atteste assez
: Marché commun. La promesse qui a été faite à la Turquie concernait
ce marché commun. Elle a été tenue avec l’union douanière qui a été
scellée avec la Turquie. On aurait bien fait rire le général de
Gaulle en lui disant que la Turquie avait vocation à se fondre dans
un ensemble politique européen !

Mais il y a eu cependant le sommet de Helsinki en 1999, où l’on a
promis à la Turquie d’examiner sa candidature cette fois à l’UE, et
non plus au Marché commun…

Cela est tout à fait exact et mérite qu’on s’y attarde. Quand les
Turcs disent qu’à Helsinki on les a admis comme membres potentiels de
l’Union, ils ont raison. Il n’y a pas de doute que la décision de
Helsinki n’était pas seulement un engagement à examiner avec
bienveillance les conditions de leur candidature, mais bel et bien
une reconnaissance de la vocation de la Turquie à entrer dans l’Union
européenne. Une lourde responsabilité a alors été prise par Jacques
Chirac. Certains, qui étaient autour de la table à Helsinki, me l’ont
raconté avec un luxe de détails. Cela s’est passé en quelques
minutes. Jacques Chirac s’est engagé de toutes ses forces et a
emporté la décision. Il a même contribué à régler les derniers
détails, à lever les dernières réserves qui s’étaient exprimées. Cela
sans aucun débat devant les Français et, plus grave encore, sans
débat ni informations au Parlement. Seuls Valéry Giscard d’Estaing et
moi avons exprimé immédiatement notre refus.

Un pas normalement décisif a été franchi. Naturellement il est
désormais très difficile de revenir en arrière sans humiliation pour
le peuple turc. Je suis parfaitement conscient que la parole de la
France a été engagée. Mais la question est trop grave pour être
éludée. Je pense qu’une telle décision serait pour l’Europe une
condamnation du projet tel que l’ont porté les pères de l’Europe. Ce
serait une victoire absolue de ceux qui veulent une Europe
intergouvernementale, qui cherchent aussi à préserver leur pré carré
diplomatique, à maintenir la division et l’inexistence politique de
l’UE.

Les partisans de l’adhésion turque assurent qu’en cas de refus, au
lieu de s’arrimer à l’Europe, la Turquie risquerait de dériver vers
l’islamisme…

C’est une affirmation très grave, une sorte de chantage. Cela veut
dire : vous allez délibérer avec un pistolet sur la tempe. Les hommes
politiques qui disent cela n’ont pas toujours bien réfléchi à la
portée de cet argument. Une relation de voisinage n’est pas une
relation hostile. C’est au contraire une relation de confiance,
amicale et fondée sur la coopération. Je suis pour la coopération
avec la Turquie, je suis pour un traité exclusif entre l’Union
européenne et la Turquie qui garantisse à ce pays un statut qui ne
soit pas un statut anonyme. Mais je ne peux pas imaginer que la
Turquie soit intégrée à l’UE. Il faut bien comprendre que le traité
de Nice a avalisé un équilibre politique désormais fondé sur la
démographie. Les députés allemands au Parlement européen sont 99 et
les Français 72. Avant Nice, il y avait 99 Allemands et 89 Français.
Un système qui permettait de marquer une différence démographique
tout en conservant un équilibre politique. A Nice, cet équilibre
politique a été rompu. C’est une des raisons pour lesquelles nous
avons voté contre ce traité soutenu par Chirac et Jospin qui
l’avaient négocié ensemble. A l’aune de Nice, la Turquie, qui aura
dans quelques décennies plus de 100 millions d’habitants, sera le
décideur politique majeur en Europe. Cela naturellement ne marchera
pas et condamnera l’Europe.

Est-ce que le problème n’est pas dû à l’absence de critères précis de
définition de l’Europe ?

Bien sûr ! Si l’on prend en compte les seuls critères de Copenhague –
démocratie, respect des droits de l’homme, des minorités, etc., les
Japonais les remplissent, et auraient vocation à être européens…

La Turquie a tout de même joué un rôle dans l’histoire de l’Europe…

Mais il y a des quantités de pays qui ont aussi joué un rôle en
Europe. Prenez la Russie ou l’Ukraine. Mais si l’on intègre tout le
monde, on fait de l’Europe un mixte d’Onu régionale et d’Otan. Une
organisation régionale de l’Otan. Cela convient très bien aux
Etats-Unis.

Ne craignez-vous pas que ce problème de la Turquie n’interfère avec
le référendum sur la Constitution prévu l’an prochain ?

Le piège est redoutable. Pour le déjouer, Il faut avoir une lecture
qui soit suffisamment solide. Le débat sur la Constitution est
menacé. Vouloir faire adopter une Constitution pour l’Europe – et
vous savez que je suis pour – en maintenant la perspective de
l’adhésion de la Turquie, c’est suicidaire. Comment éviter la
confusion, qui risque de conduire les électeurs à se prononcer sur la
Turquie au lieu de se prononcer sur la Constitution ? La
responsabilité de Jacques Chirac est majeure. Il faut que la question
trouve une réponse avant le référendum. Nous ferons en sorte que ce
débat soit clairement tenu, devant les électeurs, que la réponse de
la France soit débattue et que les citoyens puissent dire leur mot.
Autrement, le danger est majeur à mes yeux de voir le référendum
échouer sur ce sujet.

L’UMP s’est prononcée contre l’adhésion de la Turquie…

Ce sont des faux-semblants. Le président de la République est le
principal acteur, et le gouvernement français avec lui, de l’adhésion
de la Turquie. Nous ne sommes pas dupes de la répartition des rôles,
grosse ficelle destinée à tromper les électeurs. L’attitude de l’UMP
n’a aucun commencement de crédibilité. Ils disent blanc mais ils
soutiennent activement ceux qui font noir. C’est de l’hypocrisie.
Seconde hypocrisie : l’argument des délais. L’adhésion de la Turquie
prendra, disent-ils, beaucoup de temps. Mais c’est un leurre. Si l’on
négocie pendant des années, lorsque les négociations auront abouti,
qui osera dire non ? La Turquie remplira les critères qu’on lui
impose. Et je suis convaincu que, même sur la reconnaissance du
génocide arménien, indispensable à nos yeux, un aménagement sera
trouvé. Ce n’est pas la vraie question. La véritable interrogation
est : l’adhésion de la Turquie est-elle compatible avec le projet
d’unité politique de l’Europe ? Ma réponse à moi est : non

* Président de l’UDF