Le Monde
11 août 2004
Plaidoyer pour le christianisme arabe ;
HORIZONS ANALYSES ET DÉBATS ANALYSE
Henri Tincq
IL N’Y A PAS de privilège du malheur. La comptabilité des victimes
des conflits irakien et israélo-palestinien n’autorise pas de
comparaison sur le sort, plus ou moins tragique, de telle ou telle
communauté.
La microcommunauté chrétienne d’Irak, agressée lors du premier
dimanche d’août – des églises attaquées à Bagdad et à Mossoul, des
morts et des blessés – n’a pas la palme du martyre. Mais on doit
s’interroger sur le sort et l’exode de tous ces chrétiens d’Orient
vers un Occident plus clément.
Le phénomène ne date pas d’aujourd’hui. Mais le chaos irakien, la
guerre israélo-palestinienne et l’onde de choc, dans toute la région,
de la montée des extrémismes confessionnels alimentent plus que
jamais une émigration préjudiciable à l’équilibre de la civilisation.
La présence des chrétiens au Proche-Orient est, à cet égard, aussi
indispensable que celle de l’islam en Europe.
Le quart de la population chrétienne d’Irak, saignée – comme toutes
les composantes religieuses et ethniques du pays – par la guerre, la
dictature et l’embargo a fui depuis 1991, quand elle était encore
près d’un million. Mais, dans un pays comme la Syrie, qui a donné
sept papes et des empereurs romains, elle n’est plus qu’environ 10 %
– 1 200 000 fidèles -, deux fois moins que dans les années 1950.
Présents dans ce berceau de la chrétienté depuis deux mille ans, de
rites grec orthodoxe (la majorité) ou syriaque, les chrétiens syriens
ont quitté leur région du Nord-Est (Djezireh), d’Alep et de Homs
(l’ancienne Emèse). En
« Terre sainte » (Jordanie, territoires palestiniens, Israël), les
communautés chrétiennes se réduisent aussi comme peau de chagrin.
A Jérusalem, où a commencé leur aventure, les chrétiens ne sont plus
que quelques milliers contre 50 000 en 1948. D’autres hauts lieux de
la Palestine chrétienne comme Beth Jala, Beth Saour, Bethléem, ou
Nazareth en territoire israélien, les ont vus partir vers l’Amérique.
Ils ne sont plus que 70 000 en Cisjordanie, 3 000 à Gaza, 120 000
dans l’Israël arabe.
S’il en reste 6 millions en Egypte, combien de coptes émigrés
croise-t-on aussi en Amérique du Nord, en Australie, en
Nouvelle-Zélande ? Combien de chrétiens libanais ont choisi de partir
outre-Atlantique et en Europe, où les couvents maronites désormais
les suivent (dans la région lyonnaise et en Belgique) ? Ceux qui sont
restés, après les ravages de la guerre civile et de la crise
économique, ne sont plus qu’un million et demi.
Au total, le monde arabe comprend environ 12 millions de chrétiens.
Des chrétiens qui sont chez eux au Proche-Orient, qui sont les fils
de cette terre, en parlent la langue, en partagent les habitudes
vestimentaires, culinaires, sont les héritiers d’une histoire très
particulière, d’un patrimoine culturel, artistique, liturgique,
théologique unique au monde. C’est à partir de cette terre que s’est
faite, il y a deux mille ans, l’expansion de la nouvelle religion en
Mésopotamie – l’Irak actuel, l’une des premières régions
évangélisées, selon la tradition, par saint Thomas – en Syrie, en
Turquie, en Arménie. C’est à Antioche (Antakya dans l’actuelle
Turquie) que, pour la première fois, les croyants en Jésus et en ses
disciples furent appelés « chrétiens ».
DES MINORITÉS FRAGILISÉES
On aurait tort d’oublier que cet Orient est la terre des premiers
moines du désert (Egypte), des premiers grands théologiens – les
Pères de l’Eglise, des sept conciles qui, du IVe au VIIe siècle, ont
formulé à Nicée, Chalcédoine ou Ephèse, les fondements doctrinaux, le
« symbole de la foi » (Credo), la double nature du Christ, à la fois
« vrai Dieu et vrai homme », le dogme de la Trinité…
Cette oeuvre de maturation a laissé des traces dans la consternante
division de ces Eglises d’Orient, soumises à une quinzaine de
patriarcats, à une foisonnante diversité de langues et de rites.
L’archaïsme de ces divisions, le rapport différent à l’identité arabe
– plus fort chez les Grecs orthodoxes que chez les Libanais maronites
ou les Assyro-Chaldéens d’Irak – ont fragilisé la situation de ces
minorités historiquement ballottées par l’insécurité, l’instabilité
politique, les crises à répétition, l’appétit des grandes puissances.
Plus qu’un pays, le Liban est un « message », avait lancé Jean Paul
II à Beyrouth en 1995. Un « message » d’entente confessionnelle qui
n’a pas résisté aux assauts de quinze ans de guerre civile, mais dont
le Proche-Orient, depuis, a plus que jamais besoin. Un message de
coexistence entre des majorités étatiques et des minorités
religieuses qui est une condition de survie et le remède à l’amalgame
entre le christianisme et l’Occident aux couleurs de l’Amérique, dont
les chrétiens arabes sont aujourd’hui les victimes.
Dans ces terres labourées par une histoire d’exodes et d’exils, de
massacres et de conquêtes, personne n’oublie l’écrasante
responsabilité du christianisme occidental (latin). Des épisodes
comme les Croisades et le sac de Constantinople (il y a exactement
800 ans), comme l ‘ « uniatisme » de Rome dans les territoires
chrétiens orthodoxes – dont les Chaldéens d’Irak, nés en 1552, sont
un fruit -, puis une certaine arrogance des missions catholiques et
protestantes qui ont importé leur modèle de suprématie occidentale
ont enflammé les imaginaires collectifs et fait naître des idéologies
d’exclusion mutuelle qui n’ont pas épuisé leurs effets et dont les
minorités chrétiennes d’Orient ont toujours fait les frais.
« N’avons-nous pas nous-mêmes induit nos chrétiens en tentative
d’immigrer, demande Mgr Ramzi Garmou, archevêque de Téhéran, lui-même
irakien, quand nous leur avons appris, dans nos écoles, non seulement
des langues étrangères, mais aussi un style de vie et une culture
occidentale ? » Changer la perception stéréotypée que les chrétiens
d’Occident ont encore de leurs frères d’Orient est sans doute la
première condition pour renouer les dialogues.
Devant l’actuelle hémorragie migratoire, on ne peut exclure
l’effacement, dans quelques générations, de toute présence chrétienne
significative. Mais personne ne peut raisonnablement se résoudre à
une telle perspective, à commencer par les pays arabo-musulmans
eux-mêmes. Outre que les plus extrémistes des islamistes verraient
ainsi leurs voeux comblés, ces pays ne peuvent ignorer que la
stabilité et la sécurité passent par la protection de leurs
minorités, la sécularisation de leurs institutions, la démocratie, le
pluralisme politique et religieux, la liberté d’association et de
conscience, la garantie d’un statut égal pour toutes les confessions.
« Conférer aux chrétiens la qualité de citoyens à part entière, leur
accorder une liberté effective d’exercice de la religion et la
réciprocité d’un traitement égal, voilà une vertu qui honorerait les
pays arabes », écrit Joseph Yacoub, Syrien de confession chaldéenne,
dans Au nom de Dieu. Les guerres de religions aujourd’hui et demain
(J.-C. Lattès, 2002).
« SOLUTION LAÏQUE »
Les chrétiens qui restent en Jordanie, en Palestine, en Irak ou en
Syrie témoignent d’une volonté de coexistence qu’ils veulent croire
encore possible. Se résigner à leur disparition serait considérer
comme inéluctable l’exclusion de ces minorités, diminuer les chances
d’équilibre et de paix, prendre son parti du « choc des civilisations
». Issu d’une famille protestante qui est minoritaire en France et
qui a payé au prix fort sa reconnaissance, Jean-Paul Willaime,
éditorialiste de Réforme, a pu écrire, au lendemain des attaques
contre les églises en Irak, qu ‘« il faut préserver une chrétienté
arabe comme il faut préserver un islam européen ».
Non seulement parce que la reconstruction de l’Irak ne pourra se
passer d’aucune de ses composantes, mais aussi parce que « la
présence d’une minorité religieuse oblige chaque société à trouver la
solution laïque adaptée à son histoire et à sa configuration ».