Le pont de Galata en eaux troubles

Libération , France
18 août 2004

Le pont de Galata en eaux troubles;
Eté. Lieux mythiques. La casbah d’Alger, Yalta, le pôle Nord, le
Watergate… Tout au long de l’été, Libération revisite les lieux que
l’histoire, la géographie ou la culture ont rendus célèbres et qu’on
connaît mieux de nom que de vue.

SEMO Marc

Aujourd¹hui démonté, il était à l¹image d¹Istanbul, à la charnière
entre l¹Europe et l¹Asie.

Istanbul envoyé spécial

La rouille ronge les poutrelles et les plaques de tôle du vieux pont
flottant de Galata. Après plus d’un siècle de bons et loyaux
services, il a été traîné là en 1994 au fond de l’estuaire de la
Corne d’Or comme un navire au rebut. Désormais inutile, il pourrit
tout doucement sur ces eaux sombres et nauséabondes que bordent des
chantiers navals en déshérence, des cheminées noircies d’usines
désormais fermées et de vieux immeubles lépreux. “Il y avait le
projet d’en faire un ponton pour la culture et les loisirs avec des
cafés, mais finalement rien n’a été fait, d’autant que les islamistes
qui tiennent la municipalité du quartier refusaient d’accorder les
licences pour l’alcool”, explique un étudiant de ce faubourg d’Eyup
avec ses immenses cimetières entourant la belle mosquée aux
éclatantes faïences construite autour de la tombe de ce compagnon de
Mahomet qui prophétisa la conquête de Constantinople. Il y a deux
ans, une grande marque de voitures occidentale utilisa le lieu avec
toute sa symbolique pour le lancement mondial d’un de ses modèles.
Une brève parenthèse. Le vieux pont se meurt inexorablement sans que
les pouvoirs publics osent encore lui donner le coup de grce.

Bistrots au ras de l’eau. “Ce n’était pas un pont comme les autres.
Il était le plus ancien, le plus central. On le sentait bouger. Il
s’ouvrait pour laisser passer les bateaux et alors la ville était
coupée en deux. Les autorités l’ouvraient aussi dans les moments de
tension pour bloquer les manifestations”, se souvient l’écrivain
Nedim Gursel qui vient de publier Au pays des poissons captifs (1) et
a écrit de nombreux textes sur Istanbul. Un nouveau pont large et
fonctionnel comme une autoroute a remplacé l’ancien pour relier
Karaköy et le vieux port de passagers à Eminonü et ses bazars. Les
bistrots au ras de l’eau ont disparu, tout comme les vieux
embarcadères de bois qui craquaient au rythme de la houle. Dans la
fumée des pots d’échappement, quelques pêcheurs encombrent les
étroits trottoirs avec leurs seaux où flottent de chétives prises.
“C’est par habitude, mais ces poissons ne sont même plus mangeables”,
ironise le vieil Ahmet, retraité des postes.

Construit au milieu du XIXe siècle sur les plans d’ingénieurs
français avec des poutrelles de fer à la place d’un ponton de
barques, ce pont flottant est rapidement devenu un mythe. Même si le
premier des deux grands ouvrages d’art qui enjambent le Bosphore,
reliant donc l’Europe et l’Asie, n’a été construit qu’à la fin des
années 70. Le pont de Galata, bien que tout entier sur la rive
européenne d’Istanbul, était le symbole d’une ville à la charnière
entre deux mondes. “La Corne d’Or divise Constantinople comme en deux
continents (…); d’un côté, la ville turque Stamboul chère à Pierre
Loti, et de l’autre, les quartiers levantins parasites : Galata, Pera
et le reste”, écrivait Claude Farrère au début du siècle dernier.
D’un côté, la silhouette des mosquées et leurs minarets se découpant
sur le ciel ; de l’autre, la Tour de Galata construite par les Génois
et les discrets clochers des églises grecques arméniennes ou
catholiques. “Sur le pont de Galata, on n’y danse pas mais on y voit
défiler tout Pera et tout Stamboul (…) Voici la foule tout d’abord
indistincte des porteurs de fez mais un étranger qui sait voir a tôt
fait de les ranger en catégories : Grecs au profil délié, Arméniens
aux yeux de velours, Juifs espagnols, Turcs au visage allongé,
Persans basanés au fez en astrakan noir”, notait en 1921 Henri
Gilson, alors consul de France, dans la Fin de Stamboul (2).

La photo symbole de la libération de la ville en 1923 montre les
troupes d’Atatürk défilant sur le pont. Avec la République et le
départ des “minoritaires” (Grecs, Arméniens, juifs, etc.), la très
cosmopolite Istanbul est devenue de plus en plus turque et musulmane.
Le pont de Galata était alors l’un des coeurs de la vie stambouliote.
Comme tout lieu mythique, il suscitait ses escrocs. Ainsi Sulun Osman
qui harponnait les riches et naïfs paysans de passage, leur proposant
de leur vendre le pont en leur jurant que c’était un plan en or car
tous ceux qui y passaient devaient soi-disant verser leur obole. Mais
l’exode rural dès la fin des années 60 a complètement bouleversé une
ville qui, en un peu plus de quarante ans, a décuplé sa population.

Saccage. “Le vieux pont était sur le point de couler mais une
rénovation ou son remplacement par un ouvrage du même genre était
possible. C’est le massacre du coeur d’une ville comme à Paris celui
des quais de la Seine avec les voies sur berge”, souligne Ali Sirmen,
écrivain et éditorialiste de renom de la gauche turque qui fut l’un
des rares intellectuels à se mobiliser contre ce saccage poursuivi
tout au long des années 80, transformant le centre, éventrant les
vieux quartiers pour tracer des autoroutes urbaines. Depuis une
dizaine d’années, les habitants du centre-ville ont commencé à
s’organiser dans des associations. Les rues piétonnes se multiplient
et la municipalité islamiste évoque une vaste réhabilitation du
quartier de Karaköy, entre le Bosphore et la Corne d’Or. Mais il est
trop tard et nul ne pourrait plus aujourd’hui comme Ohran Vehli dans
l’un de ses plus célèbres poèmes chanter son amour de la ville :
“J’écoute Istanbul les yeux fermés/ des bruits de marteaux montent
des docks/ dans le vent doux du printemps flottent des odeurs de
sueur/ je t’écoute Istanbul les yeux fermés.”

(1) Editions Bleu autour, 228 pp. 18 euros.

(2) Cité dans Istanbul réel, Istanbul rêvé, par l’Institut français
d’études anatoliennes, l’Esprit des péninsules, 21 euros.

(Demain, Christopher Street, à New York)