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Le Figaro Économie, France
15 septembre 2004

Le Caucase du Sud s’enfonce dans la dépendance économique;
EX-URSS Treize ans après l’accès à l’indépendance politique

par Georges QUIOC, Christian LOWE

Chaque 21 décembre, une centaine de Géorgiens commémorent à Gori la
naissance de Staline, le plus célèbre des Géorgiens. C’est
l’occasion, pour ces nostalgiques, d’évoquer le « verger du Caucase »
qu’était cette petite république soviétique. Dans les années 80, elle
jouissait d’un niveau de vie, d’éducation et de santé supérieur à la
moyenne des quatorze autres fédérations. Aujourd’hui, la Géorgie est
pauvre. Depuis l’indépendance en 1991, ses habitants ont perdu près
de 40 % de leur pouvoir d’achat. Avec un revenu moyen inférieur à 50
dollars, un Géorgien sur deux survit sous le minimum vital. Un
million d’habitants, soit un sur cinq, ont même dû se résigner à
émigrer, ironie de l’histoire, vers la Russie.

Le destin de l’Arménie voisine n’est pas très différent. Cette petite
république enclavée était dans les années 80 parmi les plus riches
d’URSS. A l’époque, 90 % des échanges se faisaient entre membres de
l’Union soviétique, mais surtout avec la Russie. Dans cette division
du travail imposée par Moscou, l’Arménie était marchande d’armes.
Elle s’est même hissée au quatrième rang des fabricants soviétique de
matériel militaire derrière la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie.

Après l’implosion soviétique, l’Arménie et la Géorgie ont perdu
l’essentiel de leurs débouchés. Facteurs aggravants, l’Arménie a dû
supporter un effort de guerre pour le contrôle du Nagorno-Karabakh
avec l’Azerbaïdjan. Suivi d’un blocus renforcé par celui de la
Turquie qui a fermé sa frontière avec l’Arménie en 1993 par
solidarité avec l’Azerbaïdjan.

Aujourd’hui, le salaire moyen d’un Arménien est de 45 dollars par
mois. Ce qui explique que la moitié d’entre eux ait choisi
l’émigration. Entre 1 et 2 millions d’Arméniens auraient quitté le
pays sur une population de 3,7 millions d’habitants.

Les privatisations qui ont jalonné dans ces pays du Caucase la
transition vers l’économie de marché n’ont pas apporté les retombées
espérées. En 1998, l’opérateur Telasi, qui alimente en électricité la
capitale géorgienne Tbilissi, a été vendu à l’américain AES. Mais la
hausse des prix de l’électricité qui en a résulté a incité la Cour
constitutionnelle à bloquer les tarifs début 2003. C’est ainsi qu’AES
a dû revendre Telasi au russe Unified Energy System (UES) pour une
bouchée de pain.

Le même scénario s’est produit en Arménie. Le monopole électrique
public a été vendu à l’anglais British Midland Resources, avant
d’être racheté par un Coréen et finir également dans l’escarcelle
d’UES.

Le mécanisme était simple. La Russie étant un producteur dominant de
carburant dans la région, elle est restée le fournisseur des
centrales électriques dans le Caucase. Mais, comme les usagers ne
payaient pas leurs factures, les opérateurs électriques se sont
retrouvés endettés vis-à-vis de leur fournisseur d’énergie. Il ne
restait plus à celui-ci qu’à convertir les dettes en actions. C’est
ainsi qu’après avoir acquis plus de 50 % des capacités de production
d’électricité en Géorgie le géant russe de l’électricité contrôle
désormais 80 % du secteur en Arménie.

Les ex-républiques soviétiques non productrices de pétrole « sont
complètement dépendantes de la Russie pour leurs débouchés
extérieurs, alors qu’elles doivent importer leur énergie, en
particulier de la Russie, à des prix artificiellement bas. Cette
situation ne semble pas tenable », résume la Berd dans son dernier
rapport.

Dans ce contexte, l’Azerbaïdjan s’en tire évidemment bien. Dans un
avenir proche, ce pays riverain de la Caspienne verra couler le
pétrole de ses plates-formes marines dans l’oléoduc BTC qui reliera
Bakou au terminal de Ceyhan, sur la côte méditerranéenne de la
Turquie, en passant par la Géorgie. L’ouvrage, qui mesurera 1 760 km
à son achèvement l’année prochaine, est estimé à environ 3,6
milliards de dollars. La Géorgie, qui n’a pas de ressources
pétrolières, en profitera. Le passage de l’oléoduc sur son territoire
devrait lui rapporter 508 millions de dollars sur vingt ans, soit 15
% de son PIB actuel.

Dans ce contexte, le quasi-miracle économique de l’Azerbaïdjan n’est
guère surprenant. Les compagnies pétrolières investissent chaque
année plusieurs milliards dans le développement des plates-formes
marines et la construction du BTC. Les flux d’investissements directs
étrangers (IDE) représentent chaque année 20 % du revenu national
(PIB) azéri. Et la vente d’hydrocarbure pèse pour un tiers dans ce
revenu et 80 % des exportations. Reste à savoir si la Caspienne
tiendra ses promesses. Si c’est le cas et si le prix du pétrole se
maintient à ses niveaux actuels, l’Azerbaïdjan devrait être un pays
riche. Au moins pendant quelques années.

G. Q.

(1) Les pays du Sud-Caucase ou Transcaucasie comprennent trois Etats
devenus indépendants en 1991 : la Géorgie, l’Arménie et
l’Azerbaïdjan.

Une Europe de Brest à Bakou ?

L’Union européenne imagine déjà les frontières de la future grande
Europe de demain. Le Conseil européen a décidé, le 14 juin,
d’intégrer la Géorgie, l’Azerbaïdjan et l’Arménie dans sa « politique
européenne de voisinage » (PEV). Cette intégration vise à « faire
profiter les pays voisins des avantages de l’élargissement de l’UE
réalisé en 2004 dans des conditions distinctes d’une adhésion » selon
la Commission. La Commission propose ainsi de renforcer les «
relations commerciales préférentielles » avec les pays voisins de
l’Union et envisage une « possible participation au marché intérieur
de l’UE sur la base d’un rapprochement de la législation et de la
réglementation ». A titre d’exemple, Bruxelles vient d’ouvrir les
frontières de l’UE aux vins de Géorgie, dont les exportations vers
l’UE restaient limitées jusqu’à présent à 100 000 litres par an,
alors que la république du Caucase en exporte au total 20 millions de
litres.

« La Russie hégémonique à sa périphérie »

Jacques Sapir est directeur d’études à l’Ecole des hautes études en
sciences sociales.

Propos recueillis par Georges Quioc

LE FIGARO ÉCONOMIE. Le Caucase-Sud sera-t-il un jour la frontière
orientale de l’Union européenne ?

Jacques SAPIR. La formule n’est pas très heureuse. Ouvrir la porte
aux Turcs musulmans et la fermer aux Ossètes orthodoxes serait
politiquement risqué et culturellement absurde.

Cela ne favoriserait-il pas leur développement ?

L’Union européenne n’est pas, et ne peut pas être, une panacée. Les
petites économies du Sud-Caucase restent très imbriquées avec celle
de la Russie. En cultivant depuis trois ans de bonnes relations avec
la Russie, l’Arménie s’en sort plutôt bien. Alors qu’à l’inverse la
Géorgie, qui a choisi une attitude d’affrontement, stagne. Les
autorités géorgiennes n’ont pas voulu jouer la carte d’une
coopération économique après la crise de 1998. A l’époque, la Russie
était très demandeuse, mais Bruxelles a incité Tbilissi, comme
d’autres capitales de la CEI (NDLR : Communauté des Etats
indépendants), à ne pas accepter cette offre. Les pays du Sud-Caucase
ont ainsi laissé passer l’occasion de négocier avec la Russie une
organisation de marché fondée sur les relations multilatérales, par
définition plus équilibrées que les relations bilatérales.

Qu’auraient-il du faire ?

Si en 1998-1999 une zone d’intégration économique régionale avait été
créée dans laquelle chacune des parties aurait pu parler à égalité,
la position de la Russie serait moins hégémonique qu’aujourd’hui.

Les investisseurs étrangers, et je pense en particulier aux grands
constructeurs automobiles comme Renault, auraient trouvé leur intérêt
à s’installer dans ces pays qui auraient eu un accès privilégié au
très grand marché qu’aurait constitué cet ensemble régional. Au lieu
de cela, c’est la logique bilatérale qui l’a emporté à l’avantage de
l’économie dominante de la région, c’est-à-dire la Russie. Cela se
traduit par l’instrumentalisation des dépendances économiques, en
particulier énergétiques, héritées de l’URSS. Renonçant à sa position
impériale, la Russie revient ainsi dans les pays de sa périphérie par
la petite porte économique, en se taillant la part du lion dans le
secteur énergétique.

La politique libérale de Mikhaïl Saakachvili, nouveau président de
Géorgie, est-elle au moins un début de réponse au problème du
développement ?

Huit mois après le départ d’Edouard Chevardnadze (NDLR : ex-président
qui a dominé la vie politique géorgienne pendant trois décennies),
l’euphorie est retombée en Géorgie. Les Géorgiens sont fatigués d’une
situation économique qui ne s’améliore pas. Même à Tbilissi,
l’alimentation en électricité est erratique. Et la nouvelle équipe
dirigeante semble incapable de pratiquer une politique différente de
l’ancienne. Ce serait déconsidérer les idées ultralibérales que de
voir en Géorgie un exemple d’expérience réussie. En fait, il y a
davantage de continuité dans la politique de Mikhaïl Saakachvili que
de rupture. Car, avant de s’opposer à lui, le nouvel homme fort de
Tbilissi avat fait partie de l’équipe d’Edouard Chevardnadze.
L’affrontement, qui a pris la forme d’une relève des générations,
portait notamment sur le partage des actifs économiques lors des
privatisations. Dans sa conquête du pouvoir, Mikhaïl Saakachvili a su
jouer sur le mécontentement contre la politique de son ancien patron.
Mais, sur le fond, sa politique n’est guère différente. Elle manque
singulièrement de vision et de sens des réalités.

G. Q.

Thérapie ultralibérale en Géorgie

Si Kakha Bendoukidzé, un puissant industriel responsable depuis juin
de la politique économique de la Géorgie, parvient à mettre ses plans
en oeuvre, cette ancienne république soviétique minée par la pauvreté
aura d’ici trois ans l’économie la plus libérale en Europe. Membre du
gouvernement réformateur porté au pouvoir l’an dernier après une
décennie de misère et de corruption, Kakha Bendoukidzé est en train
de mettre en place d’audacieuses réformes libérales, lesquelles,
croit-il, vont transformer son pays de fond en comble.

Depuis son arrivée, quantité de réglementations ont été éliminées,
les inspecteurs trop zélés congédiés, les impôts réduits à des
niveaux encore jamais vus et la privatisation de la majorité des
biens d’Etat a repris de plus belle. Selon son plan, dans un avenir
proche les investisseurs avisés pourront acheter aussi bien une salle
de sports, une clinique de proctologie, que l’aéroport international
de la capitale Tbilissi.

L’Hôtel de la monnaie et la salle de concerts nationale font partie
des propriétés qui doivent être vendues aux enchères.

« Nous avons un pays très pauvre (qui) veut parvenir à une croissance
économique durable très rapidement », a affirmé Bendoukidzé dans un
entretien avec l’AFP dans son bureau à Tbilissi. « On peut seulement
y arriver à travers la libéralisation de l’économie. »

« Il faut que ce soit plus facile de faire des affaires en Géorgie
que dans les autres pays, de manière à ce que les inconvénients que
vous pouvez rencontrer… soient compensés par moins de bureaucratie,
des petits impôts, un système judiciaire transparent », dit-il.

Il y a deux mois encore, cet homme robuste âgé de 48 ans vivait une
tout autre vie. Il était l’un des plus importants hommes d’affaires
en Russie voisine, à la tête de l’un des géants de l’industrie lourde
russe, le groupe OMZ.

Il n’avait plus vécu en Géorgie depuis qu’il l’avait quittée en 1977
pour faire des études à Moscou.

Mais le président Mikhaïl Saakachvili, qui a été porté à la tête de
la Géorgie à la suite de la « révolution de la rose » à l’automne
2003, l’a convaincu de revenir dans le petit pays du Caucase pour
diriger le ministère du Développement économique.

« Il me semblait que c’était la meilleure chose à faire », s’était-il
contenté de dire pour expliquer son brusque changement de carrière.
Son nouvel emploi n’a rien d’une sinécure. Un peu plus de la moitié
de la population géorgienne vit sous le seuil de pauvreté et la
corruption administrative sévissait jusque récemment.

Les hommes d’affaires doivent endurer des infrastructures délabrées,
de fréquentes coupures de courant et, il y a peu, un conflit armé
dans la république séparatiste d’Ossétie du Sud, à une heure de
voiture de la capitale.

La première cible de Bendoukidzé est le système fiscal. A partir de
2005, il y aura 8 ou 9 taxes au lieu des quelque 23 actuellement. Le
niveau d’imposition va être réduit, l’impôt sur le revenu passant de
20 % à seulement 12 %. Les conflits seront soumis à un arbitrage
indépendant, pour protéger les contribuables des abus des
inspecteurs, affirme le ministre.

Les privatisations sont l’autre cheval de bataille de Bendoukidzé.
Aucune propriété publique ne sera vendue à bas prix à des
investisseurs privilégiés, assure-t-il : « Celui qui paie le plus
gagnera. » Une promesse qui laisse certains sceptiques. Tous les
jours, au moins 60 personnes manifestent devant les bureaux de
Bendoukidzé l’accusant de chercher à vendre la Géorgie au rabais.

Assis dans son bureau, Bendoukidzé ne semble nullement troublé par
l’opposition qu’il rencontre. Dans tous les cas, il assure qu’il
quittera son poste avant le 1er juillet 2007. A ce moment, croit-il,
ses réformes seront si avancées que le pays n’aura plus besoin d’un
ministère du Développement économique.

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