Festival international du film de Québec
La mémoire obligée
Gilles Carignan
Le Soleil
Québec
« Un être humain n’est rien s’il n’a pas la mémoire »,
insiste Hagop Goudsouzian, résumant tout le sujet de son remuant
documentaire Mon fils sera Arménien, présenté une dernière
fois aujourd’hui au Festival du film de Québec.
La mémoire, chez lui, c’est celle de ses origines
arméniennes. Une mémoire que certains préfèrent ne pas
transmettre, tant elle est associée à une des pages les plus
sombres de l’histoire du XXe siècle, celle d’un génocide qui a
emporté 1,5 million d’Arméniens en 1915. Un génocide toujours
nié non seulement par les autorités turques, mais par la plupart
des grandes nations.
Né en Égypte, débarqué à Montréal en 1961, Hagop
Goudsouzian, comme d’autres fils de la diaspora arménienne, a
longtemps choisi d’occulter ses racines. « Dans la vingtaine, on
est trop cool pour se souvenir d’où l’on vient, qui l’on est.
Mais il arrive un moment dans notre vie où l’on a besoin de cette
identité. Or, d’où vient cette identité ? L’identité est
le résultat de notre mémoire individuelle, familiale et
culturelle. Si cette mémoire n’est pas transmise, on a un
problème. »
L’éveil identitaire du cinéaste est passé par diverses
étapes. Le 50e de la commémoration du génocide,
l’indépendance de l’Arménie lors du démembrement de l’Union
soviétique en 1991. Et puis, une série de voyages sur les terres
de ses ancêtres. En 1993 d’abord, « pour chercher mon
identité, trouver le pont nécessaire. Ce voyage a clarifié
certaines choses, dit-il, mais il a aussi montré qu’il est
impossible de séparer l’identité arménienne du génocide
arménien. »
La naissance de son fils, à la même époque, a posé l’enjeu
en des termes nouveaux. « Comment lui transmettre cette culture,
cette mémoire collective, sans qu’il se sente une victime du
passé ? C’est que j’ai essayé et que j’essaie encore de
résoudre, mais il n’y a pas de réponse absolue. »
Hagop Goudsouzian est retourné en Arménie en 2000, cette fois
animé de la volonté de poser ses pas sur les routes de la
déportation, qui conduisent au désert syrien. C’est ce «
pèlerinage » qu’il a voulu recréer dans Mon fils sera
Arménien, non pas en solo, mais entouré de cinq autres
Québécois de descendance arménienne, parmi lesquels
l’animateur Patrick Masbourian.
À 48 heures du départ, la Syrie a toutefois refusé au groupe
l’accès à son territoire. C’est donc en sol arménien, au pied
du mont Ararat, que la quête identitaire a débuté, sur les
traces des survivants du génocide. Les témoins sont de plus en
plus en rares. Dans un village où le groupe devait rencontrer l’un
d’eux, Goudsouzian est arrivé un jour de funérailles. Un jour
trop tardŠ Certains racontent avec une émotion intacte.
D’autres préfèrent ne plus parler. « Il y a un trauma
associé au souvenir. » Un trauma alimenté par le déni du
génocide. Car, dit-il, pour pouvoir envisager l’avenir, il faut
pouvoir faire la paix avec son passé. « La reconnaissance du
génocide peut être utile non seulement pour les Arméniens,
mais aussi pour les Turcs. Eux aussi ont besoin de reconnaître leur
passé, de faire la paix avec leur mémoire. » Ce n’est surtout
pas, dit-il, une question de revanche.
Alors qu’il travaillait sur son film, Hagop Goudsouzian a été
rattrapé par l’actualité. En avril dernier, après des
années d’essais, la Chambre des communes adoptait finalement une
motion reconnaissant le génocide, malgré l’opposition du
ministre des Affaires étrangères, Bill Graham, qui prévenait
contre les effets potentiellement néfastes du geste sur les
relations entre le Canada et la Turquie. Le vote a été divisé
– 153 pour, 68 contre -, mais le Canada a ajouté son nom à la
France, seule autre nation du G8 ayant explicitement reconnu le
massacre. « De quoi a-t-on peur ? » continue de se demander
Goudsouzian.
La peur, c’est aussi celle du mot. « Mais le génocide n’est pas
un secret ! Le New York Times, en 1915, pendant les premiers six mois
après le génocide, a publié plus de 100 articles sur le
sujet. Le premier film hollywoodien qui reconstituait le génocide
date de 1919 ! » Reconnaître, ne pas oublier, c’est aussi, aux
yeux du cinéaste, participer à ce que « de telles choses ne
se reproduisent pas ». « Qu’est-ce qu’a dit Hitler en 1939 avant
d’entrer en Pologne ? Il a dit : qui se souvient de l’extermination
des ArméniensŠ »
Lorsqu’on lui demande si ses pèlerinages arméniens, voire son
film-même, lui ont apporté une forme de réconciliation avec
son passé, Hagop Goudsouzian baisse les yeux, manière de dire
qu’on n’en finit jamais d’en découdre avec de telles
questions. Mais le cinéaste parle aussi d’espoir.
« Beaucoup de Canadiens sont venus au secours des Arméniens. Il
y a des héros dans ces événements.
Une infirmière de Nouvelle-Écosse, par exemple, s’est rendue en
Arménie en 1919 pour soigner les orphelins, les réfugiés. Or,
on sait seulement depuis cette année que cette femme est
responsable d’avoir sauvé la vie de 5000 Arméniens !
« Il faut parler de ça aussi, poursuit-il.
Beaucoup de Canadiens, d’Arabes, de Turcs ont risqué leur vie pour
sauver des Arméniens de la mort. Moi, je n’oublierai jamais ces
gens. C’est ce qui me permet de dire à mon fils qu’il faut garder
espoir en l’humanité. »
Et le combat pour la reconnaissance officielle ? « C’est
important, oui, mais c’est aussi une question d’état
d’esprit. Indépendamment de la façon dont les autres agissent,
il faut pouvoir se libérer du passé. Moi, j’ai une
responsabilité, soit que mon fils n’ait pas à son tour à
porter ce fardeau. Mon fils n’est pas une victime, c’est un héros,
parce qu’il vit. C’est un vainqueur. » Car à travers lui, la
mémoire arménienne se perpétue.
Mon fils sera Arménien, 17 h 30, Place Charest