Le Monde, France
07 octobre 2004
M. Erdogan a pu imposer aux militaires une nouvelle politique
extérieure
UNION EUROPEENNE La Commission européenne entrouvre la porte à la
Turquie
En deux ans, les positions turques sur les Etats-Unis, Chypre,
l’Arménie ou l’Iran ont sensiblement évolué
Marie Jégo
DÈS SON ARRIVÉE au pouvoir en novembre 2002, le premier ministre
turc, Recep Tayyip Erdogan, n’a eu de cesse d’affirmer sa propre
ligne en politique étrangère. Ce domaine était considéré jusque-là
comme la prérogative des généraux, qui ont la haute main sur toute
une série de sujets sensibles – Chypre, le partenariat stratégique
avec les Etats-Unis, les accords signés avec Israël. Outre
l’intégration de son pays à l’Europe, dont il a fait sa priorité,
Recep Tayyip Erdogan souhaiterait renouer avec le « caractère
accommodant qui était celui de l’Empire ottoman à son ge d’or »,
expliquait récemment au quotidien Zaman, Ahmet Davutoglu, l’un de ses
conseillers.
Cette « nouvelle orientation » s’est surtout fait sentir à propos de
l’Irak, lorsque le Parlement turc s’est opposé à deux reprises, en
2003, à l’entrée des troupes américaines en Irak via la Turquie,
malgré la promesse d’une assistance financière de 18 milliards de
dollars. « L’assertion selon laquelle Ankara s’aligne toujours sur la
position américaine dans la région ne vaut plus », affirme le
politologue américain Phil Gordon de la Brookings Institution, de
passage à Paris à l’occasion d’un colloque organisé par l’Institut
d’études de sécurité.
L’autre tournant pris par M. Erdogan concerne Chypre. La rhétorique
nationaliste de Rauf Denktash, le chef de la communauté
chypriote-turque soutenu par l’establishment kémaliste, a été rejetée
par la nouvelle équipe au pouvoir à Ankara. Malgré l’échec du
référendum organisé en avril sous l’égide de l’ONU sur la
réunification de l’île – du fait du « non » des Chypriotes grecs-, la
« question chypriote » n’est plus perçue aujourd’hui en Turquie comme
le seul apanage de l’establishment kémaliste, prompt à en faire l’une
de ces « causes nationales » (tout comme la question kurde ou
arménienne ou le culte d’Atatürk) qui ne souffrent aucune discussion.
Nombre d’hommes d’affaires turcs voient surtout Chypre comme un
obstacle à l’intégration européenne de leur pays.
Depuis 2002, le gouvernement turc s’est fermement engagé dans un
processus de normalisation des liens avec son voisinage, prolongeant
la diplomatie de « réchauffement » des relations avec la Grèce
entamée dès 1999 par l’ancien ministre des affaires étrangères Ismaïl
Cem. Aujourd’hui, loin de la posture guerrière adoptée par Ankara à
l’époque où Damas hébergeait le chef kurde Abdullah Öcalan, les
relations avec la Syrie se sont apaisées.
De même, malgré le blocus économique et le silence maintenu sur le
génocide arménien, les contacts avec Erevan sont permanents, même
s’ils n’ont pu aboutir à l’ouverture de la frontière entre les deux
pays. « La réalité n’est pas la même selon qu’elle est vue par les
Arméniens d’Arménie ou par ceux de la diaspora aux Etats-Unis et en
Europe », déplore le professeur Ahmet Evin de l’université Sabanci à
Istanbul.
Avec la Géorgie, le rapprochement est significatif, surtout depuis
l’arrivée des bérets verts américains dans la région. En fait, cette
coopération, placée sous la bannière de l’OTAN, apparaît clairement
comme le domaine réservé des militaires turcs. Autre chasse gardée de
l’armée, le partenariat militaro-stratégique avec Israël, instauré
depuis 1996 et pierre angulaire de la politique américaine dans la
région, ne souffre aucune remise en cause.
Pourtant, un certain consensus prévaut entre militaires et
gouvernement, chacun jouant la partition qui lui revient. Ainsi en
juin, lors d’une opération de l’armée israélienne dans le camp de
réfugiés de Rafah, Recep Tayyip Erdogan n’a pas hésité à condamner la
« terreur d’Etat » pratiquée par Israël envers les Palestiniens,
sachant qu’il était dans son rôle.
Ces avancées du pouvoir civil, engagé désormais dans un processus
permanent de consensus avec l’institution militaire, semblaient
impossibles il y a seulement huit ans, à l’époque du premier ministre
islamiste Necmettin Erbakan (1996-1997), évincé par l’armée le 28
février 1997.
« L’esprit du 28 février soufflera pendant mille ans », avait prévenu
en 2001 le chef d’état-major Huseyin Kivrikoglu en quittant son
poste. Rien de tel ne s’est produit depuis la prise de fonctions de
son successeur, Hilmi Ozkök, favorable à un rôle moindre des généraux
en politique. Au contraire, le Conseil national de sécurité (MGK), la
structure qui décide des grandes orientations de politique étrangère
du pays, est, conformément à la demande de Bruxelles, entré depuis
2003 dans un processus de réduction du rôle des militaires en son
sein.
De son côté, l’actuel premier ministre, contrairement à son ancien «
hoca » (mentor), Necmettin Erbakan, qui multipliait déclarations
intempestives et visites surprises à Téhéran ou à Tripoli, a su
éviter les écueils. S’il a intensifié les relations avec le voisin
iranien, c’est au nom du développement économique, domaine où lui et
son gouvernement ont une totale liberté de manoeuvre. D’ailleurs, la
présence croissante de sociétés turques en Iran a tant irrité les
conservateurs du Majlis (Parlement) que ceux-ci viennent d’obtenir le
gel de deux contrats (l’un avec Turkcell, pour la téléphonie mobile,
l’autre pour la réfection de l’aéroport de Téhéran) sur fond
d’annulation de la visite que devait effectuer en Turquie le
président Mohammed Khatami.