L’Humanité, France
14 octobre 2004
ça phosphore sur le bosphore
Europe. L’Assemblée nationale débat aujourd’hui de l’ouverture des
négociations pour l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Un
débat où, au-delà du pour et du contre, s’affrontent deux conceptions
de l’Europe.
par Olivier Mayer
L’ouverture des négociations pour l’adhésion de la Turquie à l’Union
européenne donne lieu aujourd’hui à un débat au Parlement. Discuter
les conditions dans lesquelles ce débat a été obtenu n’empêche pas
que la question soit d’ampleur et ne mérite aucun raccourci. Elle
exige autre chose que des décisions autoritaires, pratiques dont
l’Union européenne a largement pris l’habitude sans que cela émeuve
outre mesure quelques-uns des actuels pourfendeurs d’autorité,
réclamant à grands cris que « le peuple français puisse donner son
avis ». On espère – sans trop y croire – que les joutes
parlementaires permettront de se dégager des terrains souvent
malsains où s’enlise un débat qui ne peut se résumer en une
confrontation entre partisans du « oui » ou du « non » à l’adhésion
de la Turquie à l’Europe. Chez les uns comme chez les autres, tous
les arguments ne se valent pas.
Ouvrir des négociations pour parvenir à une éventuelle adhésion de la
Turquie à l’Union européenne aux alentours de l’année 2015, c’est là
l’enjeu du débat actuel et du sommet européen du 17 décembre. Il
s’agit de poursuivre ou non un processus concrètement engagé depuis
quarante ans. En 1963, avec le général de Gaulle, l’accord
d’association de la Turquie à l’Europe stipulait que l’objectif était
l’adhésion. En 1992, c’est François Mitterrand qui déclarait que « la
Turquie relève de l’espace européen », qui « ne saurait être limité
par des conceptions géographiques ou par des préjugés culturels ». En
décembre 1997, au sommet européen de Luxembourg, lorsque les Quinze
ouvrent la porte aux pays de l’Est et rejettent la candidature
turque, Jacques Chirac déclare publiquement regretter cette décision.
Et le 13 décembre 1999, le Conseil européen reconnaît que « la
Turquie est un État candidat qui a vocation à rejoindre l’Union
européenne sur les mêmes critères que ceux qui s’appliquent aux
autres candidats ». Le débat n’a donc rien de nouveau et l’enjeu,
c’est l’adhésion de la Turquie dans dix ou quinze ans.
Personne en effet parmi les partisans de l’ouverture de l’Europe à la
Turquie ne propose l’adhésion immédiate. Et pourquoi l’ouverture des
négociations rendrait-elle, comme le prétend François Bayrou,
l’adhésion irréversible ?
« L’identité européenne mise en cause »
Le principal argument servi par le président de l’UDF est que
l’adhésion de la Turquie « met en jeu l’identité européenne ». Le
même plaide, dans le débat sur la constitution, pour la
reconnaissance des « racines chrétiennes de l’Europe ». Quant au
premier ministre Jean-Pierre Raffarin, il craint que « le fleuve de
l’islam rejoigne le lit de la laïcité ». On est là dans un langage
politiquement correct, pas très loin des propos de l’intégrisme
catholique, du populisme et de la xénophobie auxquels la droite
résiste mal à emboîter le pas. Et le débat glisse alors sur un
discours franco-français où si le Turc ne peut prétendre à l’identité
européenne, l’immigré du Maghreb, d’Asie ou d’Afrique ne peut
prétendre à l’identité française. L’argument géographique tient de la
même façon à la conception que l’on a de l’Europe. Depuis plusieurs
siècles l’histoire lie la Turquie à l’Europe. On peut toujours dire
que « l’essentiel du territoire turc se trouve en Asie », cela
n’empêchera pas Ankara de se sentir plus proche d’Athènes que de
Pékin. D’un côté l’Europe blanche, chrétienne et occidentale – et on
se range vite dans une conception du choc des civilisations -, de
l’autre une autre conception de l’Europe, celle d’une communauté de
peuples solidaires.
Une Europe puissance face aux États-Unis
Faire entrer la Turquie dans l’Europe, serait-ce faire entrer le loup
américain dans la bergerie ? L’argument perd de son poids quand il
est proféré par des partisans acharnés de la constitution européenne,
tel François Bayrou, qui assoit la politique étrangère et de défense
de l’Europe sur l’OTAN. Et, que l’on sache, les États-Unis ne
manquent pas d’alliés zélés dans l’actuelle Communauté européenne,
des alliés qui, contrairement à la Turquie, participent en Irak à la
coalition militaire d’occupation.
La défense des droits de l’homme
Au nom des droits de l’homme, Danièle Mitterrand se déclare opposée à
l’adhésion de la Turquie. De nombreux démocrates de Turquie
considèrent que les exigences posées par l’Europe à l’adhésion de la
Turquie peuvent être des leviers pour imposer des changements
démocratiques dans l’État, le Code pénal, les droits des femmes, les
droits des Kurdes, le problème de Chypre, la reconnaissance du
génocide arménien… L’Europe ne peut-elle pas se tenir en partenaire
des démocrates de Turquie en posant sans faiblir ses conditions à une
adhésion future à l’Union européenne ?
Les conditions économiques
On oppose à l’adhésion de la Turquie le risque d’une ruée de
travailleurs immigrés turcs vers l’Europe occidentale. Le premier
ministre turc Recep Tayyip Erdogan ne se fait pas rassurant quand il
dément ce risque en affirmant que l’entrée de la Turquie dans l’Union
européenne sera « une alternative aux délocalisations ». Autrement
dit, aucune chance de voir débarquer dans vos pays les immigrés
turcs, c’est le travail qui viendra chez nous pour profiter de nos
structures et de nos bas salaires. La question est réelle de ces
délocalisations, elle se pose déjà avec les nouveaux entrants,
Pologne, etc., et hors de la communauté européenne.
Les conditions
de l’adhésion
L’Europe pose deux types de conditions à l’adhésion de la Turquie.
Celles qui concernent les droits de l’homme et la démocratie. Et
celles qui concernent le respect des « acquis communautaires »,
essentiellement le respect du pacte de stabilité, le respect d’« une
économie de marché où la concurrence est libre et non faussée » que
la constitution veut inscrire dans le marbre. Si des partisans de
l’Europe libérale tiennent à l’adhésion de la Turquie, c’est aussi
pour élargir ce « marché », pour créer avec l’entrée de la Turquie
une « zone tampon » pour les flux migratoires. « Tout, dans la
construction européenne, est un bras de fer, affirme Francis Wurtz,
député communiste au Parlement de Strasbourg. L’Europe actuelle,
l’élargissement aux pays de l’Est, l’adhésion de la Turquie. Nous
disons “oui” à la perspective de l’adhésion, car l’Europe peut être
un levier pour les forces démocratiques de ce pays. Nous nous
inscrivons dans cette perspective pour que l’Europe joue sa chance
d’être une passerelle avec le Moyen-Orient. Pour que l’Europe soit le
dialogue, la coopération et la Paix, face aux États-Unis qui font
régner le chaos. C’est notre conception de l’Europe qui nous conduit
à combattre la Constitution libérale et à nous inscrire, sans nier
les problèmes, dans la perspective d’une adhésion de la Turquie. »
Olivier Mayer