L’Express
22 novembre 2004
Spécial Lyon; Les grandes familles; Pg.12 N. 2786
Byzance-sur-Rhône: Bahadourian
par Chabriac François
C’est une histoire de négociants arméniens opiniâtres. Une épopée
familiale. Après avoir tout perdu plusieurs fois, les Bahadourian ont
surmonté leur déracinement pour devenir d’importants commerçants
lyonnais. Leur plus vieux magasin, dans le quartier de la
Guillotière, fait partie du patrimoine culturel de la ville. Un souk
regorgeant de produits exotiques, ouvert par le fondateur, Gabriel.
Un homme qui a vécu deux fois l’exode, avant de s’établir à Lyon.
Au départ, les Bahadourian étaient de riches éleveurs du centre de
l’Anatolie. Plus de 3 000 moutons et un commerce florissant de peaux,
de blé et d’huile de lin. En 1915, le génocide arménien perpétré par
les Turcs les chasse vers le désert de Jordanie, où Nichan, père de
Gabriel, meurt. Le garçon se retrouve au Liban, à vendre du pain dans
le port de Beyrouth pour aider sa famille à vivre. Lorsqu’en 1918 ils
reviennent en Turquie, tout a été saisi. “Avec les seules réserves
d’huile de lin, ils auraient été riches, soupire Armand, l’un des
fils de Gabriel. Mais il n’y avait plus rien. Il a fallu repartir de
zéro.” Gabriel travaille alors pour un riche marchand, qui lui
accorde sa confiance, puis la main de sa fille. Le jeune se révèle
très doué en affaires et prospère sur une devise simple: “Ne jamais
dire “je n’en ai pas”.” Il sillonne les routes, de l’Orient à
l’Oural, pour dénicher ce que les autres n’ont justement pas. Il
vendra même des automobiles Berliet (produites à Lyon) avant de
découvrir la ville.
Tous les produits exotiques en stock
En 1928, bien renfloué, il rend visite à l’un de ses frères, Sahag,
qui a immigré en France comme une partie de la diaspora. Gabriel
décide de rester, perdant au passage une partie de ce qu’il possède,
qu’un nouvel associé gardera. Il vit d’abord en clandestin, puis
décide d’ouvrir une échoppe. Comme il y a déjà trois épiciers
arméniens dans le quartier où son frère est boucher, près des
actuelles Halles de Lyon, on lui conseille d’aller ailleurs. C’est
ainsi que les Bahadourian s’installent durablement, en 1929, dans le
quartier de la Guillotière.
Longtemps village où dormaient les voyageurs, lorsque les portes de
Lyon étaient fermées, la Guillotière abrite d’importantes communautés
arabes et asiatiques. Gabriel s’y spécialise dans l’épicerie
orientale, puis fait venir, pour les Ashkénazes fuyant la Pologne,
des harengs blancs de la Baltique et des cornichons au sel de Russie.
Son négoce propose bientôt tous les produits exotiques dont manquent
les déracinés.
Il importe en grosses quantités, que l’on conditionne en famille. Il
faut griller le café, le moudre et le mettre en sachets. Remplir des
bouteilles de rhum de la Martinique, arrivé par fûts de 300 litres.
Gabriel ouvre ensuite un entrepôt pour vendre en gros et confie à son
fils Armand, qui vient d’achever ses études, le magasin de détail.
“Tu te mets à la caisse, et tu n’en bouges pas”, dit-il. Quarante ans
plus tard, Armand, 62 ans, s’y trouve toujours.
Le magasin est passé de 40 à 600 m2
Petit à petit, le fils rachète les boutiques voisines. “Dès que je
gagnais un sou, raconte-t-il, je réinvestissais. Papa disait
toujours, en arménien, que les dettes sont le fouet du travail.” En
quatre décennies, le magasin passe de 40 à 600 mètres carrés. Il
occupe désormais tout le pâté de maisons. Au-dessous, une vraie
caverne d’Ali Baba. Armand Bahadourian a fait forer les murs des
caves, à mesure qu’il les rachetait, afin de pouvoir circuler de
l’une à l’autre. Un vrai dédale voûté, qui déborde d’épices, de
semoules, de condiments, de céramiques. Lorsqu’un client ne trouve
pas son bonheur, il arrive qu’il le fasse descendre dans ses
réserves, pour choisir. Emotion garantie. Le sous-sol faisant lui
aussi tout le pâté de maisons, les plaques des rues, rivées aux murs
comme dans les égouts, évitent que l’on se perde. Les odeurs se
succèdent: safran, badiane, cumin, anis. Le cuisinier Paul Bocuse
aime venir y flâner.
“Un jour, il y a une quinzaine d’années, se souvient Armand
Bahadourian, je mangeais dans son restaurant avec ma femme. Quand il
est passé à notre table, je me suis permis de lui dire que tout était
parfait, sauf les pruneaux d’un plat. Le lendemain, je lui ai fait
porter un carton d’une variété que je vendais. Il est devenu mon
principal client, et mon ami.”
A la retraite du père, Arthur, l’aîné, a repris l’activité de gros,
que ses propres fils, Léo et Patrick, gèrent désormais, en même temps
qu’ils développent une chaîne de supermarchés (Grand Frais). Armand a
gardé le détail, avec ses deux filles, Sandrine et Patricia. Ils
occupent un rayon traiteur aux Galeries Lafayette ainsi qu’une belle
boutique aux Halles. Lors de leur installation, en 1995, les
commerçants ont fait passer une pétition. Ils craignaient que
l’arrivée de Bahadourian ne dévalorise leurs Halles. “Ils disaient
qu’on allait attirer les tchadors”, rappelle, amusé, Armand, qui a
tenu bon.
Malin, charmeur, il continue de veiller au grain. Il garde au mur,
dans son magasin de la Guillotière, une carte d’Arménie, où il est
retourné deux fois, pour participer aux élections de deux popes au
nom de la communauté arménienne de Rhône-Alpes. “La première fois,
dit-il, j’en ai profité pour rapporter un conteneur de vin. La
seconde, de la bière et du brandy arméniens.”
Gabriel les a laissés, il y a quelques années. Avant de mourir,
fortune refaite, il est retourné dans le désert de Jordanie, sur la
tombe de son père. Il a pris un peu de terre. Il est rentré et l’a
jetée sur la tombe de sa mère, chez eux, en France. Au cimetière de
la Guillotière.
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