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Entre desir d’Europe et crainte de l’Europe

L’Express
29 novembre 2004

“Entre désir d’Europe et crainte de l’Europe”;
L’Histoire par Stéphane Yerasimos

Makarian Christian

Jusqu’au XIe siècle de notre ère, époque tardive, le territoire de la
Turquie actuelle n’était pas peuplé par des Turcs. D’où viennent-ils?

Il faut d’emblée distinguer l’appartenance du territoire et celle du
peuple. Le territoire se rattache à l’Europe pour ce qui concerne la
Thrace et la partie occidentale de l’Asie Mineure qui faisait partie
du monde hellénistique puis byzantin. Pour ce qui est du peuplement,
on ne peut que se fier aux origines de la langue turque. Or les
premiers fragments de langue turque en notre possession proviennent
de la Mongolie actuelle, où les archéologues russes ont trouvé, au
XIXe siècle, une stèle datant des années 720 après Jésus-Christ.
Quant au mot “turc”, il apparaît pour la première fois dans
l’Histoire dans les années 540, aussi bien dans les sources chinoises
que byzantines. Ces sources attestent, à la même époque, l’existence
d’un empire nomade turc, les Gökturk (Turcs célestes), dont le noyau
se situait en Mongolie mais qui s’étendait jusqu’à la mer d’Aral et à
la Caspienne. A partir du VIIIe siècle, les Turcs se déplacent vers
l’ouest, à travers l’actuel Turkestan chinois et l’Asie centrale,
arrivent en Iran et passent en Anatolie au XIe siècle. Ils
s’installent en Asie Mineure juste avant la première croisade après
avoir gagné la bataille de Mantzikert (1071), à l’est de la Turquie
actuelle, contre les Byzantins.

Cela dit, les Turcs d’aujourd’hui descendent autant des Turcs d’Asie
centrale que les Français des Gaulois.

C’est-à-dire?

En s’installant en Anatolie, les Turcs ont assimilé bon nombre de
peuples autochtones jusqu’alors inclus dans l’Empire byzantin. De
même, en envahissant les Balkans, différents groupes convertis à
l’islam vont se mélanger à eux. Une partie des musulmans caucasiens,
chassés vers le sud par la poussée russe, va suivre le même processus
et se fondre dans la population turque; c’est également le cas des
Tatars de Crimée. Chercher l’origine ethnique des peuples est une
erreur. C’est le fait culturel qui importe, dont l’élément clef est
constitué par la langue.

Toujours est-il que les Turcs ont mis plusieurs siècles à occuper
pleinement la Turquie…

Ils y arrivent par étapes entre le XIe et le XIIIe siècle. Dans un
premier temps, ils sont influencés par la civilisation persane et
arabe à travers leur conversion à l’islam. Du reste, la langue
officielle des premiers Turcs qui s’installent en Anatolie, les
Seldjoukides, est, pour un temps, le persan. Et leur langue
religieuse est l’arabe. Ce n’est qu’ensuite que le turc prendra
définitivement le dessus. Puis ils assimilent la culture byzantine,
en déclin politique mais très élaborée sur le plan de la civilisation
globale. Si bien que, pendant très longtemps, les Turcs eux-mêmes
vont d’abord se dire ottomans. Ce n’est qu’au XIXe siècle qu’ils
commenceront à employer à leur propre endroit le mot “Turc”. Jusqu’au
début du XXe siècle, le mot “Turc” est, pour les Turcs eux-mêmes,
synonyme de “rustre”. Ce sont le nationalisme turc et le kémalisme
qui le réhabiliteront après l’effondrement de l’Empire ottoman.

C’est aussi le résultat d’une théorie, le touranisme, exacerbant la
pureté ethnique du peuple turc…

Il faut bien comprendre une chose. Jusqu’au début du XXe siècle, les
élites turques se disent fermement ottomanes, tandis que, sous
l’effet d’un sursaut national qui s’étend tout au long du XIXe
siècle, les peuples européens de l’Empire s’émancipent l’un après
l’autre. Tandis que les Grecs, les Slaves, les Bulgares luttent pour
accroître leur propre territoire, être turc, c’est vouloir conserver
l’Empire contre les nouveaux Etats-nations. C’est pourquoi les Turcs
seront les derniers à verser dans le nationalisme. Même avec
l’avènement de la première révolution constitutionnelle, en 1908, le
Parlement turc compte des députés yéménites, irakiens, ou autres,
pour sauver l’idée d’empire. Ce n’est qu’après la guerre des Balkans,
en 1912, quand l’ensemble des pays balkaniques se réunissent et
chassent pratiquement les Turcs d’Europe, puis, avec l’émancipation
des Arabes, à partir de 1916, que les Turcs vont à leur tour céder
aux sirènes du nationalisme. Le transfert de l’Ottoman vers le Turc
se fait très brusquement. Car c’est en fait le reliquat de l’Empire
qui va constituer la Turquie actuelle.

C’est dans ce contexte que la recherche des origines et le besoin de
racines, qui avaient commencé à la fin du XIXe siècle, rencontrent
subitement un vif intérêt?

Les intellectuels vont aller dans trois directions. Un premier
ouvrage, en français, soutient que les Turcs sont des Indo-Européens,
ce que l’examen de la langue invalide immédiatement. Un deuxième axe
consiste à trouver des origines locales; on puise donc dans les
antiques civilisations anatoliennes, et on trouve les Hittites. Là
encore, ça ne tient pas. Enfin, on s’oriente vers le touranisme,
visant à montrer que les Turcs avaient un passé asiatique glorieux.
Cette théorie connaît trois phases. Avec les Jeunes-Turcs, jusqu’aux
années 1920, elle désigne un projet d’expansion vers le Caucase et
l’Asie centrale. Puis elle est reprise dans les années 1930 et le
kémalisme, à des fins purement nationalistes, pour montrer la
continuité de la grandeur turque. C’est seulement avec l’effondrement
de l’URSS, à la fin des années 1980, que l’idée d’une fraternité
turque s’étendant du Bosphore à la Chine recouvre une préoccupation
stratégique et économique.

Dans tout cela, on voit mal ce que les Turcs ont d’européen si ce
n’est la conquête militaire… de l’Europe!

L’Empire ottoman avait atteint le Danube bien avant la chute de
Constantinople. Par l’importance du territoire qu’il occupe en
Europe, cet empire, depuis le début du XVIe siècle et jusqu’à la fin
de la Première Guerre mondiale, fait partie de la politique
européenne. Il n’y a pas de guerre ni de paix en Europe qui ne
concerne, directement ou indirectement, l’Empire ottoman. A partir de
la guerre de Crimée, en 1853, l’Empire ottoman, qu’on nomme “l’homme
malade de l’Europe”, fait partie des équilibres européens. Sur le
plan géopolitique, il ne fait aucun doute que la Turquie fait partie
des équilibres européens. Je ne crois pas que ce soit l’origine
lointaine d’un peuple qui marque son appartenance actuelle. Les
Hongrois aussi ont une origine asiatique, aussi lointaine que celle
des Turcs.

Pourquoi la Turquie actuelle vante-t-elle alors la grande fraternité
de l’Asie centrale?

Cette inclination asiatique répond plus à un besoin de racines,
d’ancienneté et à des calculs économiques qu’à une volonté d’
“asianisme”. Pourquoi? Parce qu’à la fin de la Première Guerre
mondiale les Grecs et les Arméniens, notamment, ont développé un
discours affirmant que la “turcité” n’existait pas vraiment ou, en
tout cas, n’avait pas de substance en dehors de la réalité ottomane.

Comment expliquer que la république kémaliste des années 1920, 1930
et même 1940 n’insiste guère sur l’appartenance de la Turquie à
l’Europe?

Il y a eu deux mouvements parallèles. D’abord, un mouvement général
d’occidentalisation, qui commence dès la fin du XVIIIe siècle et qui
est à l’origine de la volonté de laïciser la société. Cela aboutit à
un discours nationaliste, porté par Mustafa Kemal, qui vise à
atteindre le niveau maximum de civilisation, c’est-à-dire le modèle
européen, tout en maintenant des racines purement turques.
L’européanisation est conçue comme un processus nationaliste, pour
être l’égal de l’Europe, pour devenir aussi fort qu’elle. Mais, en
même temps, l’occidentalisation soulève des réticences dues à la
conviction historique que la Turquie s’est faite contre l’Europe. La
guerre d’indépendance voit la Turquie s’affronter militairement à des
puissances européennes censées vouloir démembrer la Turquie, en
particulier au profit de la Grèce et de l’Arménie, considérées comme
les intermédiaires des Alliés. Entre le traité de Versailles et celui
de Lausanne, en 1923, qui donne satisfaction à la Turquie, il y a le
traité de Sèvres, en 1920, qui attribue la côte égéenne à la Grèce et
une partie de l’Anatolie de l’Est à l’Arménie. Aujourd’hui encore, le
discours nationaliste extrémiste répète que la Turquie s’est imposée,
s’est forgée contre la volonté de l’Europe. Il existe dans la société
turque un courant fort, que l’on appelle le “complexe de Sèvres”, qui
traverse l’opinion laïque aussi bien que le camp musulman. Le conflit
entre désir d’Europe et crainte de l’Europe risque de durer un bon
moment. D’où le débat de fond qui sous-tend le processus
d’intégration à l’Europe: “Que faut-il prendre à l’Europe et que
faut-il laisser?” Pour beaucoup de Turcs ruraux, séduits par le
discours du parti islamiste au pouvoir, l’Europe est une bonne
affaire mais à condition de maintenir la particularité culturelle et
religieuse, sans quoi la Turquie serait dépersonnalisée. Quant aux
kémalistes, tenants de la laïcité, ils sont complètement
occidentalisés mais ce sont des souverainistes, très attachés au
maintien de l’Etat-nation. Cette position culmine avec les partis de
gauche, qui militent contre l’Europe au nom de l’anti-impérialisme.
En résumé, la Turquie est confrontée à la difficulté qu’a un
Etat-nation qui se considère encore comme jeune et fragile d’intégrer
un espace supranational. L’ensemble de ces facteurs contribue à
exacerber le nationalisme. L’obstacle majeur de l’adhésion de la
Turquie à l’Union européenne n’est pas tant l’islam que le
nationalisme.

Frangulian Shushan:
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