L’Express
29 novembre 2004
La Turquie est-elle européenne?
par Demetz Jean-Michel
A l’heure où s’engage le nécessaire débat sur la candidature
d’Ankara, L’Express a demandé à trois chercheurs, Olivier Roy,
Stéphane Yerasimos et Jean-François Bayart, de donner leur point de
vue sur la question turque: par sa culture religieuse, politique ou
juridique, son histoire et sa géographie, ce pays fait-il ou non
partie de l’Europe?
Décidément, l’Histoire bégaie. Un siècle après, passé l’horreur des
guerres balkaniques des années 1990, reprise sanglante des conflits
de la Belle Epoque, l’Europe s’interroge à nouveau sur le sort
qu’elle doit réserver à la Turquie. Jadis, c’était l’agonie de
“l’homme malade” du continent qui préoccupait les chancelleries;
aujourd’hui, ce serait plutôt sa vitalité (démographique et
économique) qui inquiéterait ou séduirait, c’est selon, une opinion
européenne en voie de vieillissement accéléré.
Cette nouvelle question d’Orient – faut-il faire entrer la Turquie
comme membre à part entière dans l’Union européenne? – est pleinement
légitime, même si les partisans du oui font remarquer que l’Europe a
déjà engagé sa parole voilà quarante ans en reconnaissant la vocation
européenne d’Ankara. Parce que l’entrée éventuelle de la Turquie
repousserait les frontières orientales de l’Union au voisinage
immédiat de l’Irak, de l’Iran, de la Syrie et que son centre de
gravité s’en trouverait déplacé vers l’est; parce que la Turquie
serait le pays le plus peuplé du club des 29 ou 30 Etats membres de
l’Union de demain, pesant ainsi d’un poids politique respectable;
parce que, enfin et surtout, la large majorité de ses habitants se
réclament de l’islam, une religion dont beaucoup d’Occidentaux
doutent qu’elle puisse être cantonnée à la sphère privée, le débat
d’aujourd’hui trouve sa pleine justification. A quelques jours du
sommet européen du 17 décembre, qui devrait, sauf veto de l’un
d’entre eux (Chypre, par exemple), voir les chefs d’Etat et de
gouvernement des Vingt-Cinq donner le feu vert, sous conditions, à
l’ouverture, d’ici quelques mois, d’un calendrier de négociations,
L’Express interroge trois experts, le géographe Jean-François Bayart,
le sociologue Olivier Roy et l’historien Stéphane Yerasimos sur
l’eurocompatibilité du voisin turc.
L’entrée du Royaume-Uni, en 1973, portait en germe la fin du duopole
franco-allemand. L’adhésion de 10 nouveaux membres, en mai 2004,
renforce le camp des partisans de la réforme libérale. Nul doute que
l’entrée de la Turquie modifierait également les traits de l’Union de
demain. Il serait toutefois bien audacieux de tenter d’en esquisser
aujourd’hui le visage. En France, chaque élargissement s’est
accompagné d’un cortège d’angoisses. Craintes des secteurs
économiques: le patronat français implore ainsi de Gaulle, en vain,
de surseoir à l’entrée dans le Marché commun, le 1er janvier 1959,
alléguant que l’économie nationale n’est pas prête à affronter la
concurrence. A l’épreuve des faits toutefois, on voit les échanges au
sein de la Communauté augmenter de 19% en 1959 par rapport à 1958: la
dynamique du marché libre est lancée, qui contribuera à la prospérité
des années 1960. Dans les années 1970, ce sont les agriculteurs du
Sud-Ouest qui prédisent la ruine face aux importations des fruits et
légumes des candidats espagnol et portugais. Pourtant, là encore, le
rattrapage de la péninsule Ibérique et la concurrence s’avéreront
bénéfiques à l’économie française. Peurs de la classe politique,
aussi: rappelons l’opposition des gaullistes historiques à l’entrée
des Britanniques, accusés d’être le cheval de Troie des Etats-Unis.
Là encore, les sombres prédictions ne se sont pas vérifiées: Londres
n’a empêché ni la mise en place de l’espace Schengen, ni celle de
l’eurozone, alors qu’elle ne fait partie ni de l’un ni de l’autre.
Les mêmes arguments économiques (la crainte des délocalisations, le
coût d’une politique agricole commune [PAC] étendue aux paysans
anatoliens) et politiques (Ankara jouet de Washington) sont
aujourd’hui brandis par les partisans du non. Sauf que l’union
douanière est déjà mise en place depuis 1995, que la PAC sera
contrainte à se réformer avant la fin de la décennie et que
l’opposition quasi unanime du Parlement turc au passage de troupes
américaines sur son sol pour ouvrir un second front en Irak a démenti
les tenants de la thèse de la sujétion turque à l’Oncle Sam.
Il est bien sûr loisible de poser toutes les questions au candidat
turc – c’est le principe même de l’examen d’entrée. Mais gare aux
fantasmes! Difficile d’agiter le spectre, comme le font les élus de
la CDU ou de l’UMP, de “100 millions de Turcs” quand la population
actuelle de 70 millions devrait, selon les démographes, se stabiliser
à 85 millions au maximum. Et que penser de cette pétition adressée à
Jacques Chirac par des dizaines de députés UMP invoquant la
“conflictualité” (sic) de la Turquie?…
Il est, en revanche, des interrogations plus fondées, trop souvent
reléguées au second plan. Sur la capacité de l’administration turque
à adopter, dans la pratique, les paquets de réformes visant à la
démocratisation et votées à la volée par les législateurs d’Ankara
depuis deux ans maintenant. Sur la perte de souveraineté que
l’opinion turque, façonnée, à travers l’école ou les médias, par un
farouche nationalisme, est prête à consentir à Bruxelles. Sur le
regard critique que les Turcs peuvent porter sur une histoire
tourmentée dont des épisodes entiers, comme les massacres
d’Arméniens, étaient jusqu’à peu tabous. Sur l’occasion donnée aux
Européens d’obtenir un droit de regard quant au contrôle des routes
de l’immigration clandestine et de la drogue. Sur l’irréversibilité
du processus de laïcisation de la société voulu par Atatürk et
soutenu par les classes moyennes. Sur les risques, face au monde
musulman, que comporterait, à l’extérieur comme à l’intérieur de
l’Europe, une rebuffade fondée sur des arguments culturels et
religieux supposant l’impossibilité quasi ontologique d’un peuple
d’origine islamique à rendre, à son tour, à César ce qui est à César
et à Dieu ce qui est à Dieu.
A ces doutes et ces interrogations, pas même les partisans du oui, au
premier rang desquels la Commission sortante (ou les élites libérales
turques), n’échappent. C’est dire s’il y a matière à alimenter un
débat qui durera une décennie avant que les parlements (ou les
peuples) choisissent ou non d’avaliser la candidature turque.
Curieusement, pour l’heure, les opinions européennes ne jugent pas
celle-ci du même oeil. Le Sud – l’Espagne, le Portugal, l’Italie et
même la Grèce, l’ennemi héréditaire – y sont favorables. Comme les
Britanniques ou les Scandinaves. Les Allemands, eux, sont divisés.
Dans deux pays seulement, les opinions manifestent leur hostilité.
L’Autriche, peut-être à cause d’une mémoire historique particulière
(c’est sous les murs de Vienne, en 1683, que les troupes du Grand
Turc voient stoppée leur expansion) et d’une xénophobie ambiante. Et
la France.
Cet automne, une délégation du Tusiad, l’association patronale
turque, en visite à Paris, a tenté de percer les ressorts de ce
désamour de la part d’un pays dont la plupart de ses membres
connaissaient la langue et la culture. Ils s’étaient préparés à un
débat vigoureux: ils n’eurent droit, chez la plupart des élus
français qu’ils rencontrèrent, qu’à un mol embarras. Ils furent
stupéfiés de voir si peu de députés suivre dans l’hémicycle le débat
que tant d’entre eux avaient pourtant exigé. Et ils demandèrent
poliment, à la fin du voyage, si le péril turc ne servait pas de bouc
émissaire pour les ratés de l’intégration arabe dans la République,
pour l’affaissement de notre rang en Europe, pour l’impuissance de
notre Etat à se réformer afin de libérer les forces vives de
l’économie, pour le malaise des citoyens face à une classe politique
en panne de perspective d’ensemble et empêtrée dans des jeux…
byzantins. C’est peut-être vrai. Quelle que soit la pertinence de ce
diagnostic, le nécessaire débat sur la Turquie ne peut que s’enrichir
de clefs historiques, géographiques ou politiques, comme celles que
L’Express propose cette semaine à ses lecteurs.