Le Bosphore n’est pas une =?UNKNOWN?Q?fronti=E8re?=

L’Express
29 novembre 2004

“Le Bosphore n’est pas une frontière”;
La géographie par Jean-François Bayart

Bayart Jean-François

Du haut de leur gros bon sens, les contempteurs de la candidature
turque à l’Union européenne, Valéry Giscard d’Estaing en tête,
invoquent la géographie pour étayer leur refus. Ce faisant, ils en
disent long sur la conception qu’ils se font du monde dans lequel ils
vivent encore – et dans lequel ils risquent de nous faire retomber.

Mettre en doute l’appartenance géographique de la Turquie à l’Europe,
c’est partir d’une évidence. Seule une petite partie du territoire
turc est située à l’ouest du Bosphore, censé indiquer la limite de
l’Asie. Mais, comme souvent les évidences, celle-ci est trompeuse.
Elle renvoie à une définition archaïque de la géographie physique qui
repose sur l’idée de frontière naturelle. Or, qui peut encore croire,
en Europe occidentale, au caractère “naturel” des frontières? Le
Rhin, le Channel, les Pyrénées, pour la défense desquels des millions
de Français sont morts, ont été “dénaturalisés” par la construction
européenne. Qui s’en plaint? Les frontières des pays ou des
continents se déplacent ou s’effacent au gré des échanges commerciaux
et culturels, des migrations, des projets d’intégration politique et
régionale. Elles sont imaginées par l’action des hommes, non par les
desseins de Dame Nature.

Le Bosphore n’est naturellement pas une frontière, pas plus que ne
l’est la mer Egée. La Grèce, quand elle a cherché à annexer l’ouest
de l’Anatolie, au lendemain de la Première Guerre mondiale,
l’entendait bien ainsi. Et Istanbul, première ville industrielle du
bassin méditerranéen et de la mer Noire, que les opposants à la
candidature turque placent avec indulgence en Europe, a depuis
longtemps franchi le détroit. Sa conurbation de 12 millions
d’habitants s’étend dans le golfe d’Izmit et jusqu’à Bursa. Les
“pendulaires” qui empruntent quotidiennement les ponts suspendus
reliant les deux rives n’éprouvent au petit matin aucun vertige
intercontinental ni ne revivent l’épopée de Darius ou d’Alexandre! A
l’inverse, l’idée de frontière naturelle, prise au pied de la lettre,
inclut dans le continent européen le Daghestan et la Tchétchénie, au
nord du Caucase – mais ni la Géorgie ni l’Arménie… – et amène à
s’interroger sur l’appartenance de Chypre, située à une encablure du
Liban.

Dans ses rêves de contrebandier, Valéry Giscard d’Estaing doit
s’imaginer franchir les montagnes à dos de mulet. Mais
réveillez-vous, monsieur le Président de la République! Nous sommes à
l’ge d’Internet, de la finance globale et des missiles
intercontinentaux! La Turquie est déjà au sein de l’UE du point de
vue de la géographie humaine et économique. Grce à ses 3,6 millions
d’émigrés qui y vivent, y travaillent et y créent – à l’instar du
dessinateur de voitures Mercedes Benz et Peugeot Murat Günak, du
chanteur Tarkan ou du réalisateur Fatih Akin, auteur de Head-On, ours
d’or à Berlin en 2004. Grce aux représentants de la deuxième
génération qui ont été élus députés, notamment en Allemagne et aux
Pays-Bas. Grce à l’union douanière qui a instauré, en 1996, la libre
circulation des biens industriels et des produits agricoles
transformés, à l’abri du tarif extérieur commun (TEC). Grce aux
différentes institutions, telles que le Conseil de l’Europe, la
Fédération européenne de football, Eurovision, dont elle est membre
de plein droit depuis plusieurs décennies.

L’ancrage de la Turquie dans l’espace européen est également
“ethnique”. Le pays est en partie non négligeable peuplé de réfugiés
originaires des Balkans, de la mer Noire et de Grèce. Les Anatoliens
eux-mêmes sont en majorité les lointains descendants des peuples
autochtones d’Asie Mineure, qui ont été partie prenante et agissante
aux civilisations grecque, hellénistique et romaine, puis au
christianisme de l’Antiquité tardive. Ils se sont convertis à
l’islam, parfois très tardivement, par convenance politique et
sociale. Mais, sous ce couvert musulman, l’Anatolie a des lettres de
noblesse chrétiennes beaucoup plus anciennes que l’Europe du Nord.
Elle abrite quelques-uns des lieux les plus sacrés de la catholicité:
Ephèse, où a séjourné la Vierge, Myra, où est né saint Nicolas,
Nicée, où se tint le premier concile oecuménique, Antioche, que saint
Paul évangélisa et dont l’apôtre Pierre aurait été le premier évêque.
L’idée selon laquelle les citoyens turcs d’aujourd’hui sont des
Turkmènes d’origine ouralo-altaïque, à peine descendus de leur
cheval, est un non-sens historique. Sauf à croire que les Français
contemporains sont vraiment les petits-enfants de Clovis…
L’Anatolie est une marqueterie humaine que des siècles de métissage
et de conversion religieuse interdisent de réduire à une équation
identitaire simpliste, pour ne pas dire délirante.

En revanche, l’insertion de la Turquie dans le paysage humain
moyen-oriental est limitée, malgré la présence d’une minorité
arabophone dans le Sud-Est. La rancoeur de la “trahison” dont se
seraient rendus coupables les Arabes à l’encontre de l’Empire
ottoman, lors de la Première Guerre mondiale, et, pour dire les
choses directement, un solide fond de préjugés racistes tempèrent la
solidarité panislamique des Anatoliens. Même les Kurdes regardent
plus à l’ouest – notamment vers Istanbul et l’UE – qu’à l’est, quelle
que soit la densité des réseaux commerciaux informels avec l’Irak et
l’Iran.

La négation de l’identité européenne de la Turquie n’est qu’un
mauvais remake des fantasmes occidentaux quant au “despotisme
oriental”. Historiens et philosophes ont montré comment ce mythe a
permis aux penseurs des Lumières de critiquer de façon oblique la
monarchie absolutiste, notamment française, en contournant sa
censure, sans trop d’égards pour la véracité. Certes, l’Empire
ottoman, confronté à la menace russe, a pratiqué sur ses vieux jours
un nationalisme de purification ethnique en se rendant coupable du
génocide des Arméniens de l’Est anatolien. Osons dire que ce fut
aussi en cela qu’il fut européen. Ces atrocités participent de la
même matrice historique que la Shoah, les guerres coloniales,
l’extermination des Amérindiens. Elles marquent le parcours sanglant
de l’Etat-nation bureaucratique et centralisé comme expression
politique du capitalisme occidental.

De Séville à Belgrade, la religion musulmane est, elle-même, une part
de la géographie historique de l’Europe. Elle est aussi, désormais,
la confession de millions de citoyens européens du fait des
migrations, autre réalité géographique de la globalisation qui ne
s’embarrasse pas des frontières naturelles. Une religion “orientale”?
Oui, au même titre que le judaïsme et le christianisme. Des
idéologues peuvent évidemment être tentés de construire l’unité
politique du continent à partir d’une fiction identitaire et
géographique, en s’inventant un Autre et en le stigmatisant comme
tel. Dès le Moyen Age, l’Europe occidentale s’y est essayée pour
promouvoir la paix de Dieu entre les catholiques en menant la guerre
contre les mahométans. Plus récemment, le national-socialisme a voulu
édifier une Europe purgée de ses juifs, qui étaient supposés la
polluer. On sait désormais où cela conduit. Nous ne ferons pas aux
tenants de l’Europe des frontières naturelles l’injure de croire
qu’ils en sont adeptes. Mais ils tournent le dos au monde
contemporain en oubliant qu’il n’y a de frontières, singulièrement
européennes, que celles, politiques, de la proximité: la proximité
physique, mais aussi et surtout celle du projet commun que fondent
les valeurs partagées de la démocratie et du marché. Sur la base de
ces critères, la Turquie est géographiquement européenne, autant que
la Pologne, et beaucoup plus que la Russie de Poutine, l’Ukraine de
Koutchma ou la Biélorussie de Loukachenko.

(1) Dernier ouvrage paru: Le Gouvernement du monde. Une critique
politique de la globalisation (Fayard, 2004).