libération, France
lundi 13 Décembre 2004
Avant le sommet du 17 décembre sur la Turquie et l’UE
Adhésion, le scénario gagnant
Politiquement fondée, l’intégration de la Turquie à l’UE serait le
signe d’un progrès mutuel.
Par Daniel COHN-BENDIT
S’il avait fallu attendre les «peuples» français et allemand pour
la réconciliation, cette modalité inédite de gouvernance apparue avec
l’UE devenue désormais notre «way of life», n’existerait tout
simplement pas.
Aucune loi ne préexistait à la volonté politique d’abandonner le
schème de la guerre au profit du pacte qui a rendu possible la
coexistence pacifique de générations ralliées au projet
antitotalitaire européen. Le dessein de recomposition politique des
Etats démocratiques à travers l’Europe nous a permis de déterminer
notre existence selon le mode de la co-responsabilité. Aujourd’hui
celle-ci, dans le monde tel qu’il est advenu, nous amène à produire
«le miracle du Bosphore».
Cet objectif ambitieux requiert, d’une part, une aptitude à opérer
les mutations nécessaires à notre mise en phase avec le monde actuel
tout en nous préparant à celui de demain, d’autre part, et
simultanément, il présuppose une Turquie assumant ses responsabilités
dans la réalisation effective sur tout son territoire des réformes
démocratiques avec, évidemment, des changements importants de
mentalité. Par suite, un assouplissement nécessaire du nationalisme
kémaliste autoritaire imposant notamment d’innover dans les modes de
coexistence pour les minorités kurdes, religieuses ou autres.
L’assomption critique du génocide des Arméniens, d’ailleurs en partie
perpétré par des Kurdes, sera également le symptôme d’une
métamorphose permettant l’acculturation à la pratique européenne de
la souveraineté partagée.
Je n’ai jamais cru un seul instant que l’opération était simple. Je
partage même les critiques à l’encontre de la politique du fait
accompli qui a prévalu en matière d’élargissement : avec beaucoup
d’autres, j’avais plaidé en faveur de l’approfondissement avant
l’élargissement. Pourtant, pas plus que «la» différence culturelle
qui, sciemment ou non, finit par faire vibrer les cordes xénophobes,
cet argument ne constitue une raison suffisante pour exclure la
Turquie. Dans une dizaine d’années ni la Turquie ni l’UE ne seront et
ne pourront être ce qu’elles sont aujourd’hui. La Turquie devra
intégrer une Union régie par un traité constitutionnel qui, je
l’espère, nous aura permis de progresser dans la communautarisation.
Cela veut donc également dire que l’Union européenne de demain aura
atteint un degré d’exigence plus grand vis-à-vis d’elle-même mais
aussi vis-à-vis des candidats. Par ailleurs, elle aura également dû
prévoir les conditions d’«absorption» d’un pays aussi vaste et aussi
peuplé que la Turquie et qui n’est donc pas simplement comparable aux
anciens ou futurs membres.
A ce stade, une remarque importante que j’adresse particulièrement à
mes amis français : la Turquie a bien fait une demande d’adhésion qui
a été acceptée à l’unanimité. Et comme l’a répété la Commission
européenne, il n’existe pas de «plan B». Prétendre le contraire ou
feindre l’engagement en faisant miroiter un «partenariat privilégié»
au seul pays lié à l’UE par une union douanière, c’est tout
simplement prendre les gens pour des imbéciles ! Dès lors, je suis
intimement convaincu que le Conseil européen du 17 décembre doit
donner une date précise pour entamer les négociations. Toute autre
attitude serait irresponsable.
Quand on considère la complexité de notre monde où se mêlent un
terrorisme islamiste radical, la quête d’un mode d’existence pour
l’UE sur la scène internationale, et où les minorités musulmanes
constituent une part importante de nos populations, la perspective
d’une Turquie au sein de l’UE est non seulement politiquement fondée
mais correspond, en plus, à un scénario gagnant-gagnant. C’est cette
perspective qui a mené à la Turquie d’aujourd’hui et qui continuera
de signifier pour ce pays mais aussi pour l’Islam une évolution
culturelle.
Cela ne nous autorise pas pour autant à minimiser les rétractions
identitaires rencontrées dans certains pays européens. Nous ne
pouvons pas faire comme si les «croisés de l’identité culturelle»,
souverainistes de tout bord ou autres «réincarnés» du «peuple»
avaient chanté leurs derniers psaumes. Ces tentatives de colmater les
brèches dans notre ordre symbolique sont autant de signes nous
obligeant à affronter la crise identitaire contemporaine en évitant,
si possible, les mythes qui cloisonnent les communautés. Cela nous
empêche également d’utiliser les concepts comme des formules
incantatoires. «Le peuple», qu’est-ce que ça veut dire ? Les Turcs
nés en Allemagne appartiennent-ils ou pas au «Volk» allemand ?
Qu’est-ce que le peuple allemand ? Jusqu’où peut-on aller dans la
«discrimination» quand on sait que plus de trois millions de Turcs
résident dans l’UE ? Une chose est claire : la viabilité du processus
d’intégration de la Turquie dépend de notre capacité à instaurer une
publicité des débats et une pédagogie susceptibles de délier les
strates de l’imaginaire collectif. Il ne s’agit pas là d’un ersatz du
relativisme culturel. Celui-ci, en effet, ne peut qu’aboutir à une
impasse tant pour la reconnaissance des spécificités que pour celle
de l’autonomie des individus et des principes universalistes légués
par la modernité, et désormais inhérents à notre culture politique.
En revanche, la culture européenne qui a depuis longtemps tourné le
dos aux dogmes révélés, a suffisamment intégré le concept de la
diversité pour s’affirmer à travers une identité dynamique, capable
d’évoluer avec les changements. C’est à nous seuls que revient
l’exploitation de ces ressources mises historiquement à notre
disposition afin de nous penser comme «société ouverte».
Daniel Cohn-Bendit coprésident du groupe des Verts au Parlement
européen.