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Le Figaro, France
lundi 13 Décembre 2004

Badinter : «L’adhésion de la Turquie serait une décision aberrante !»

UNION EUROPÉENNE L’ancien garde des Sceaux, pour qui la candidature
d’Ankara n’est pas recevable, dénonce l’absence d’un débat en France

Propos recueillis par Baudouin Bollaert et Alexis Lacroix

Partisan de l’«Europe puissance», Robert Badinter, sénateur PS des
Hauts-de-Seine, ancien garde des Sceaux et ex-président du Conseil
constitutionnel, pense que l’entrée de la Turquie affaiblirait
l’Union européenne. Mais il craint que les jeux ne soient déjà faits.
Explications (1).

LE FIGARO. – Qu’attendez-vous du Conseil européen du 17 décembre ?
Une décision en faveur de la Turquie vous semble-t-elle inéluctable ?
Robert BADINTER. – Ce sera en tout cas une décision essentielle. Si
les chefs d’Etat et de gouvernement choisissent d’ouvrir les
négociations d’adhésion, cela signifiera qu’inévitablement, dans
quelques années, la Turquie figurera parmi les Etats membres de
l’Union. Jamais depuis trente ans on n’a vu un candidat ne pas être
reçu… Le chemin peut être jalonné de difficultés, mais il débouche
toujours sur l’entrée dans l’Union.

Sauf dans le cas de la Grande-Bretagne à l’époque du général de
Gaulle…
Oui, mais c’était la Communauté économique européenne (CEE) – non pas
l’Union – et c’était le général de Gaulle ! Ne confondons ni les
situations ni les hommes. La vérité est qu’un Etat, une fois admise
sa candidature, est voué à entrer dans l’Union. Et, aujourd’hui, si
l’on évoque un refus éventuel au bout d’années de négociations, c’est
pour atténuer dans l’opinion la portée de l’acceptation de la
candidature turque. Car dans dix ou quinze ans, même si un référendum
est organisé, nous ne pourrons pas dire non. Cela serait, à juste
titre, très mal ressenti par la Turquie qui aurait le sentiment
d’avoir été «mené en bateau». On ouvrirait alors une crise
diplomatique majeure. On ne dit pas non devant monsieur le maire au
bout de quinze ans de fiançailles ! Cette procédure ultime d’un
référendum qui laisserait la liberté de choix aux Français est un
leurre. Et je constate surtout que nous n’avons jamais eu de
véritable débat sur le bien-fondé de la candidature turque.

Expliquez-vous…
On évoque volontiers des promesses faites à la Turquie depuis
quarante ans. La réalité est tout autre. En 1963, quand le général de
Gaulle et Adenauer avaient évoqué la simple possibilité d’une
adhésion de la Turquie dans ce qui n’était que le Marché commun, la
situation internationale était bien différente de celle
d’aujourd’hui. Nous sortions de la crise de Berlin pour entrer dans
celle des missiles à Cuba, un des moments les plus tendus de la
guerre froide. Il était donc d’un intérêt majeur pour les puissances
occidentales d’empêcher la Turquie de basculer du côté de l’URSS.

Depuis 1963, il y a eu bien des événements majeurs dont l’invasion de
Chypre par l’armée turque et la dictature militaire en Turquie. En
réalité, c’est depuis dix ans que la question de la candidature
turque à l’UE est réellement posée. L’absence totale de débat à ce
sujet en France est un véritable outrage à la démocratie ! Quand
avons-nous entendu le président de la République – qui conduit la
politique étrangère de la France – nous expliquer les raisons de son
choix et les motifs pour lesquels les Français devraient dire oui à
l’entrée de la Turquie ? Jamais. Voilà pourtant une idée qui lui
tient à coeur depuis longtemps. Si c’est son choix, qu’il s’en
explique. Nous sommes dans une démocratie. Il n’appartient pas au
président de la République d’agir de façon aussi souveraine dans de
telles matières…

Le fait du prince ?
Plutôt l’orgueilleux exercice solitaire du pouvoir par le chef de
l’Etat. Il existe un Parlement et notre Constitution est une
Constitution parlementaire ou, au moins, semi-parlementaire. Les élus
sont les représentants du peuple. Quand ont-ils été consultés au
sujet de la Turquie ? Jamais. Tout récemment, pour répondre à la
pression des parlementaires et de l’opinion, un débat a été organisé
à la hte à l’Assemblée. Mais c’était une parodie de débat, sans vote
à son issue, alors qu’il était constitutionnellement possible. Quant
au Sénat – cela confine à la dérision – il débattra peut-être du
sujet au mois de janvier, c’est-à-dire après la décision prise le 17
décembre à Bruxelles… Je vois là une forme de mépris à l’égard du
Parlement et de l’opinion publique qui peut susciter des réactions
négatives à l’égard de l’Union européenne…

Vous pensez que l’affaire turque va polluer le référendum sur le
traité constitutionnel ?
Je le crains. J’ai participé – modestement – aux travaux de la
Convention et je voterai oui. Mais je redoute que, faute de débat sur
l’admission de la Turquie, le citoyen se sente de plus de plus
étranger à la construction européenne et s’en détache. D’où le risque
d’une abstention massive et d’un échec du référendum sur la
Constitution.

Quels sont les arguments qui, selon vous, militent en défaveur de
l’entrée de la Turquie ?
Prenez la démocratie en Turquie : l’armée reste un Etat dans l’Etat
et l’énorme budget militaire est voté sans discussion. Ce n’est pas
la nomination d’un civil comme secrétaire général du tout-puissant
Conseil national de sécurité qui changera son pouvoir. Regardez du
côté des droits de l’homme : de nombreux témoignages établissent que
la torture policière est encore pratiquée à grande échelle.
Considérez surtout les droits de la femme : tant que la Turquie
n’aura pas justifié de l’égalité réelle, effective – pas seulement à
l’université d’Ankara ou chez les intellectuels, mais dans les
profondeurs du pays – de l’homme et de la femme, je ne conçois pas
que l’Union puisse ouvrir la procédure d’adhésion. L’égalité entre
femmes et hommes est un principe fondamental de l’Union. Aucun Etat
ne peut prétendre y entrer tant que cette égalité n’est pas acquise
et respectée chez lui. Regardez, enfin, le droit des minorités : les
Kurdes sont discriminés…

Mais ils sont favorables à l’entrée de la Turquie dans l’Union !
Evidemment ! Ils espèrent ainsi que leurs droits seront mieux
respectés. Je les comprends. C’est pour les mêmes raisons,
d’ailleurs, que tant de Turcs souhaitent l’adhésion de leur pays. Si
j’étais turc, je voterais oui ! Mais un mariage se fait à deux et il
faut aussi demander leur avis aux citoyens des Etats membres. Dans
les fameux critères de Copenhague, on cite toujours ceux que doivent
remplir les pays candidats, mais jamais le dernier sur «la capacité
de l’Union à assimiler de nouveaux membres tout en maintenant l’élan
de l’intégration». Avec la Turquie, on met la charrue devant les
boeufs ! Car, quand un Etat est accepté comme candidat, il est déjà
membre virtuel de l’Union.

Les négociations ne permettront-elles pas à la Turquie de fournir les
apaisements demandés, notamment en matière de droits de l’homme ?
Je rappelle que la Turquie s’est engagée à respecter les droits de
l’homme non pas depuis qu’elle est candidate à l’UE, mais depuis des
décennies. La Turquie est membre du Conseil de l’Europe depuis 1949
et c’est le Conseil et non pas l’Union européenne qui est le foyer
des droits de l’homme en Europe. Regardez la jurisprudence de la Cour
européenne de Strasbourg qui relève du Conseil de l’Europe : à de
multiples reprises, et jusqu’à aujourd’hui, la Turquie a été
condamnée pour des atteintes très graves aux droits de l’homme.
Qu’elle respecte d’abord ses engagements. On doit respecter les
droits de l’homme parce qu’ils sont les fondements mêmes de nos
sociétés démocratiques et non pas en considération des avantages que
l’entrée dans l’Union fait espérer. On ne les aime pas pour une dot
ou une contrepartie. Et je trouve blessant pour les Turcs l’argument
que seule l’entrée dans l’UE les amènera au respect des droits de
l’homme. Les droits de l’homme sont universels.

La reconnaissance de Chypre et du génocide arménien sont deux grosses
couleuvres à avaler pour le gouvernement Erdogan…
On ne peut concevoir, à propos de Chypre, qu’un Etat qui se porte
candidat à l’UE n’ait pas reconnu un Etat membre de l’Union. Quant à
la question du génocide arménien, elle rejoint celle de la mémoire,
qui fait partie des valeurs européennes d’aujourd’hui. L’Europe s’est
fondée après la guerre dans la conscience du «plus jamais ça». Pour
construire une communauté et vivre ensemble, il faut reconnaître les
fautes du passé. Il convient donc que la réalité du génocide arménien
soit reconnue par le Parlement turc, sans biaiser avec l’histoire.

L’argument démographique compte-t-il pour vous ?
Si la Turquie entre dans l’Union, elle sera le pays le plus étendu
avec la population la plus nombreuse, 80 millions à l’horizon 2015.
Au Parlement européen, elle aura la représentation la plus élevée –
comme l’Allemagne – et sa démographie l’avantagera lors des votes à
la majorité qualifiée au Conseil des ministres. Elle aura donc
politiquement un poids supérieur à la France, pays fondateur du
projet européen.

Et l’aspect religieux ?
Pour moi, il ne compte pas. Dans une Union vouée à la neutralité
religieuse, peu importe qu’il y ait un Etat à dominante musulmane. Ce
sera d’ailleurs le cas pour la Bosnie-Herzégovine. En revanche,
l’aspect économique me préoccupe…

Le fossé serait trop grand ?
Le PNB moyen par habitant en Turquie se situe à 27% de la moyenne de
l’UE élargie et la population agricole est de 33%, ce qui est sans
rapport avec la norme européenne. Or, nous avons pour devoir
prioritaire de réussir l’intégration des dix nouveaux Etats qui sont
entrés dans l’Union le 1er mai dernier. Pays auxquels il faudra
ajouter la Bulgarie, la Roumanie et la Croatie. Puis viendra le tour
de la Macédoine, de la Bosnie, de la Serbie et des derniers Etats
balkaniques… Au même moment, MM. Chirac et Schröder se refusent à
augmenter le budget européen au-delà de 1% du PNB communautaire. Où
trouvera-t-on l’argent des fonds structurels pour aider la Turquie
comme on l’a fait pour tous les nouveaux arrivants ? Je comprends le
premier ministre turc quand il dit «pas de conditions
discriminatoires en ce qui nous concerne». La Turquie, si elle entre
dans l’UE, devra être traitée sur un pied d’égalité. Dans le cas
contraire, si les promesses ne sont pas tenues, les conséquences
seront redoutables : certains bons apôtres, notamment les islamistes
radicaux, auront beau jeu de souffler sur les braises de la
déception.

Je crains aussi que cette entrée contribue à repousser aux calendes
les progrès nécessaires en matière de cohésion sociale et fiscale
dans l’Union. La Turquie est un pays en forte croissance, à la
main-d’oeuvre capable et peu coûteuse, qui va attirer les
délocalisations. Et j’en arrive à l’aspect géopolitique du problème
turc…

Comme on sait, 95% du territoire et 92% de la population se situent
en Asie…
Avec l’adhésion de la Turquie, l’UE franchira le Bosphore, dépassera
l’Euphrate et s’enfoncera profondément en Asie mineure. Nous aurons,
nous, Européens, des frontières communes avec la Géorgie, l’Arménie,
l’Iran, l’Irak et la Syrie. Je vous le demande : dans le projet des
pères fondateurs, qu’est-ce qui justifie des frontières communes avec
ces pays ? Qu’est-ce qui justifie que nous nous enfoncions dans une
des zones les plus périlleuses du monde ? La Turquie a fermé ses
frontières avec l’Arménie et n’a pas reconnu le génocide ; elle
connaît des tensions avec la Géorgie sur le Haut-Karabakh ; ses
relations avec l’Irak en raison des Kurdes et avec la Syrie du fait
des barrages sur l’Euphrate ne sont pas meilleures… Sans parler de
l’Iran. Et nous voudrions importer tous ces conflits, toutes ces
tensions, dans l’Union ?

Le monde musulman est un monde très complexe. La Turquie en est une
des composantes. Mais elle n’est pas un pays arabe et son histoire
est celle d’une domination sur les peuples arabes. Cette histoire –
il faut relire Lawrence d’Arabie – prend fin par une guerre menée par
les Arabes pour retrouver leur indépendance et leur dignité. Ne
croyez pas que l’exemple de la Turquie, pays allié aux Etats-Unis et
à Israël, soit un modèle qui parle aux peuples arabes ! Se dire que,
tout à coup, avec l’adhésion turque, les pays de la région vont se
convertir à la démocratie, à la laïcité et aux droits de l’homme est
une vision angélique. Dans la région, si riche de conflits et de
tensions, l’Union ne pourrait plus jouer un rôle de médiateur,
d’arbitre ou de garant : elle serait partie prenante.

On a voulu – et on y a réussi – btir une Europe démocratique, forte,
prospère et pacifiée. Avec l’élargissement aux pays d’Europe centrale
et orientale, nous avons réalisé ce que l’histoire commandait et
acquitté une dette morale, celle contractée après Yalta quand
l’Occident a abandonné à Staline une partie de l’Europe. Nous n’avons
aucune obligation de cette nature à l’égard de la Turquie. Elle n’a
pas connu les horreurs de la guerre. Elle est restée neutre jusqu’en
1945, avant de déclarer la guerre à l’Allemagne pour pouvoir entrer
aux Nations unies.

Comment envisagez-vous la question des frontières de l’UE ?
Pour s’attaquer à la question des frontières, il faut savoir quelle
Europe on veut. Moi, je souhaite une «Europe puissance», une Europe
qui compte sur la scène mondiale comme un acteur de premier rang, aux
côtés des Etats-unis et de la Chine, pas seulement une Europe qui
soit une aire de prospérité économique et de respect des droits de
l’homme. Plus l’UE s’élargit, plus ses capacités d’action diminuent.
L’élargissement porté jusqu’à l’Asie mineure n’a pas de sens, pas
plus que cette idée singulière d’une Union euro-méditerranéenne,
comme si l’UE devait ressusciter l’Empire romain… Accords,
partenariats privilégiés, coopérations : bien sûr. Mais pas plus.
L’Union européenne doit pouvoir peser sur le destin du monde. Or, ce
qui se prépare, j’en ai peur, ce n’est pas l’Europe puissance, c’est
l’Europe de l’impuissance. Croyez-moi, si le président Bush est le
premier champion de l’entrée de la Turquie dans l’UE, ce n’est
sûrement pas pour voir émerger une Europe plus forte !

Faut-il arrêter l’élargissement ?
Les pays des Balkans doivent adhérer. Après, le problème de l’Ukraine
se posera inévitablement. Il est très complexe, très difficile. Mais
il ne présente pas les mêmes questions géopolitiques que le cas turc.
En attendant, il faut faire une pause. Je dis stop, assez de cette
course à l’élargissement, assez de ces projets où l’on veut engager
l’Europe d’un côté vers l’Euphrate et, de l’autre, jusqu’à la
Mauritanie ! Que l’Union fixe ses limites, qu’elle se fortifie et
qu’elle maintienne avec la Turquie les relations mutuellement les
plus avantageuses. Mais qu’elle ne l’accueille pas parmi ses membres
! L’adhésion de la Turquie serait, pour l’«Europe puissance» que
j’appelle de mes voeux, une décision aberrante.

Comment expliquer cette fuite en avant…
Qu’est-ce qui fait qu’on cède à l’ubris ? Je crois au vertige de
l’effet d’annonce, à la générosité – en paroles – parfois démagogique
des dirigeants… Il y a sans doute aussi un complexe de culpabilité,
la conscience d’avoir mal traité les musulmans au temps du
colonialisme et d’avoir recommencé, plus récemment, en Europe en
offrant de mauvaises conditions de vie aux immigrés. D’où ce besoin
d’actes réparateurs en direction de tout ce qui apparaît musulman et
pauvre. Dans le cas de la Turquie, cependant, je rappelle qu’elle n’a
pas été victime du colonialisme. Au contraire, elle a été une
puissance colonisatrice de première grandeur en Europe. Dans la
course à l’élargissement, je n’oublie pas non plus l’action des
partisans de l’Europe marché, de l’Europe du commerce et des
affaires, les tenants d’une «Europe espace économique organisée» qui
refuse le projet de cette «Europe puissance» que j’appelle de mes
voeux.

(1) On peut lire avec profit Le Grand Turc et la République de
Venise, de Sylvie Goulard, avec un avant-propos de Robert Badinter
(Fayard).