Le Temps
14 décembre 2004
Européenne, la Turquie? Histoire d’une question sans réponse;
D’Alexandre, le Macédonien hellénisé qui a copié l’Empire perse, à
Soliman le Magnifique tombé sous le charme de la chrétienne Roxelane,
rien n’est simple dans les querelles de frontière entre l’Europe et
l’Asie
La Turquie est-elle un peu, beaucoup, pas du tout européenne? Tout le
monde ou presque a une réponse à cette question, souvent sans nuance
et presque toujours passionnelle. Un regard historique sur la région
aujourd’hui occupée par la Turquie permet de mesurer à la fois son
caractère profondément identitaire et la difficulté qu’il y a à lui
apporter une réponse nette. C’est sur cette terre que s’est définie,
au gré d’affrontements souvent violents, la frontière entre le monde
européen et le monde asiatique. Mais l’exercice consistant à suivre
les déplacements de cette frontière met surtout en évidence les
limites d’une vision du monde faite de blocs homogènes et de
victoires sans partage d’une civilisation sur l’autre.
Dans notre mémoire historique, les guerres médiques, qui opposent
entre 490 et 479 avant notre ère les cités grecques aux Perses font
figure de premier grand affrontement entre une civilisation
européenne et un Empire asiatique. Ce dernier, tenu par la dynastie
achéménide, domine alors une région qui comprend la Macédoine, la
Thrace, l’Egypte et toute l’Asie mineure. Victorieux à Marathon,
Salamine et Platée, les Grecs confortent une identité collective axée
sur la notion de liberté, opposée au despotisme perse. La victoire
est toutefois très relative: les Perses doivent renoncer à prendre
pied en Grèce continentale mais les villes grecques de la côte
asiatique restent sous leur suzeraineté. Et c’est un Macédonien,
Alexandre le Grand (356-323), qui aura raison des Perses.
Fils de Philippe, qui a conquis la Grèce, Alexandre repousse la
frontière du monde hellénique jusqu’aux rives de l’Indus. Pour ce
faire, il se coule dans le moule de l’Empire achéménide. Il reprend
le cérémonial de la Cour impériale, place ses sujets grecs sur pied
d’égalité avec les autres peuples soumis et préside à Suse à une
cérémonie géante dans laquelle 10 000 de ses officiers et de ses
soldats s’unissent à des Asiatiques. Son empire est éphémère, mais
grce aux Etats qui lui succèdent, on parle grec de l’Egypte à la mer
Noire et de la Perse à la Sicile. La civilisation grecque a changé en
s’exportant. Elle est plus axée sur l’individu, incorpore certains
cultes asiatiques. Et c’est une religion née en Asie, le
christianisme, qui finira par détrôner les traditions païennes
héritées de la Grèce antique dans l’Empire romain qui s’installe en
Asie mineure à partir du IIe siècle avant notre ère.
L’empereur qui consacre la transformation de l’Empire romain en
Empire chrétien, Constantin (280-337), donne à Byzance son nouveau
nom de Constantinople, sous lequel elle deviendra la seule capitale
de l’empire après la chute de Rome au milieu du Ve siècle. Au VIe
siècle Justinien entame une reconquête vite interrompue de l’Empire
d’Occident. Ses successeurs ont fort à faire pour défendre leur
territoire contre les Slaves au nord et les Perses à l’est.
En 622, un jeune marchand de la Mecque, persécuté pour la foi
monothéiste qu’il prêche à ses compatriotes, s’enfuit dans la ville
voisine de Yathrib qui prendra en son honneur le nom de Médine (ville
du prophète). A la tête de ses adeptes, Mohammed rentre victorieux à
La Mecque en 630. En 638, les Arabes prennent Jérusalem, en 711 ils
s’installent à Cordoue dont ils feront un centre économique et
culturel d’un rayonnement exceptionnel, en 673 puis en 717 ils sont
sous les murailles de Byzance, en 732, Charles Martel l’emporte sur
eux à Poitiers.
A l’Ouest, l’avance des conquérants musulmans est stoppée. En Asie
mineure, les affrontements ne font que commencer entre Byzance, les
différentes dynasties arabes puis les Seldjoukides, première vague
d’envahisseurs turcs venus d’Asie centrale. D’abord consolidées à
l’est après le second siège de Constantinople, les frontières de
l’empire se rétractent et se redéploient au gré de la fortune des
armes. Les conquérants arabes, puis turcs, laissent en général
subsister les communautés chrétiennes qui acceptent de leur faire
allégeance. Ils ont pour cela une excellente raison: les musulmans
sont dispensés de l’impôt que seuls versent les non musulmans.. Et si
l’islam gagne à terme une majorité des populations d’Asie mineure,
c’est plus en raison de conversions spontanées, parfois sincères et
parfois opportunistes, que de la contrainte.
En 800, Charlemagne, roi des Francs, reçoit la couronne impériale du
pape Léon III. L’émergence d’un successeur officiel de Rome en
Occident signe la fin des rêves byzantins de reconquête. Elle
consacre aussi la dérive vers le nord-ouest du centre de la
civilisation européenne. Une longue lutte pour la prééminence ne va
pas tarder à opposer les successeurs de Charlemagne à la papauté.
Malgré une référence commune au christianisme comme doctrine à la
fois religieuse et politique, les rapports entre pouvoirs temporel et
spirituel se façonnent à l’Ouest sur le mode de l’antagonisme. A
Byzance, si les conflits entre l’empereur et le patriarche ne
manquent pas, le second est nommé par le premier, qui, désigné par
Dieu et maître de toute chose, endosse une double fonction religieuse
et politique à la tête d’une administration fortement centralisée et
minutieusement hiérarchisée. A l’Ouest, les clercs et les lettrés
parlent latin. L’Empire d’Orient, qui tient lieu de bastion européen
contre l’islam, parle grec et se tourne toujours plus vers l’Asie.
Le divorce est consommé en 1054. Les légats du pape venus négocier à
Constantinople un rapprochement avec Rome excommunient le patriarche
Michel Cérulaire, trop intransigeant à leurs yeux. L’empereur brûle
la bulle d’excommunication. Sur le moment, la querelle n’est pas
vécue comme plus définitive que les nombreuses anicroches qui ont
marqué les rapports entre un Saint-Siège parfois vacillant et un
patriarcat peu soucieux de reconnaître la prééminence du premier.
Mais l’union ne se refera plus, malgré une tentative presque aboutie
quatre siècles plus tard, face à la menace turque.
Les croisades, qui débutent en 1095, révèlent et aggravent les
tensions. Même s’ils remportent quelques victoires précieuses contre
les Seldjoukides en Asie mineure, les Croisés sont vus à
Constantinople comme d’encombrants trublions et suscitent dans la
population byzantine des sentiments violemment xénophobes.
L’hostilité éclate au grand jour quand les chevaliers de la quatrième
croisade envahissent Constantinople en 1204, la mettent à sac et s’y
installent pour cinquante-sept ans.
Au même moment à Brousse (l’actuelle Bursa, à une centaine de
kilomètres de Constantinople), une dynastie de conquérants turcs
s’émancipe de la tutelle seldjoukide. Elle prendra le nom de son
premier souverain, Osman. Un siècle plus tard, les Ottomans avancent
victorieusement en Grèce et dans les Balkans. En 1389, ils défont les
Serbes à Kosovopolje et en 1396, ils écrasent sur le Danube une
coalition chrétienne rassemblée à l’appel des Hongrois. Malgré
quelques reconquêtes byzantines, ils sont installés en Europe pour
longtemps. Lorsque Mehmet II met le siège devant Constantinople le 5
avril 1453, la capitale est pratiquement tout ce qui reste de
l’empire.
La chute de la ville le 28 mai provoque une onde de choc dans tout
l’Occident. Si les liens étaient bien distendus avec Byzance, le
remplacement de l’Empire chrétien d’Orient par un Empire musulman est
vécu comme un changement radical. Mais les appels à la croisade
lancés par plusieurs papes dont l’humaniste Pie II resteront vains.
La chrétienté occidentale est divisée depuis qu’en 1521, un moine du
nom de Martin Luther, dont les prédications contre le commerce des
indulgences enflamment l’Allemagne, a été excommunié. Les intérêts
politiques continuent par ailleurs de l’emporter sur l’unité
religieuse. François Ier s’alliera à Soliman le Magnifique contre
Charles Quint, nouant des liens durables entre la France et l’Orient
islamisé.
Au début du XVIIe siècle, l’Empire ottoman, qui a continué ses
conquêtes, comprend la Géorgie, l’Azerbaïdjan, la Syrie et l’Arabie
ainsi que l’Egypte, une bonne partie de l’Afrique du Nord, la Grèce,
la péninsule Balkanique, la Transylvanie et la Hongrie orientale. Les
Turcs mettent deux fois le siège devant Vienne en 1529 et en 1683.
L’islam s’est installé en Europe en successeur de l’Empire byzantin.
Les Ottomans laissent toutefois une autonomie appréciable aux
différentes communautés religieuses. C’est sous leur protection que
se réfugieront de nombreux juifs chassés d’Espagne par les
persécutions d’Isabelle la Catholique. Et s’ils savent se montrer
d’une cruauté sans faille quand c’est nécessaire à la défense de
leurs intérêts, les Turcs s’avèrent parfois des maîtres plus
supportables que les princes chrétiens auxquels ils succèdent,
notamment en Hongrie et dans les Balkans.
A la différence des souverains occidentaux, les Ottomans se méfient
des allégeances familiales. Alors que les premiers construisent leurs
alliances sur le mariage, les sultans n’épousent, par souci
d’indépendance, que des esclaves, enlevées dans les territoires
soumis, notamment chrétiens. L’une d’elle, Roxelane, influencera
durablement Soliman le Magnifique. L’enlèvement ou le tribut
d’enfants exigé des populations européennes sous domination turque
sert de la même manière à alimenter le corps d’élite des Janissaires
et l’administration impériale. La pratique, qui repose sur la mise en
esclavage et la conversion forcée est certes barbare. Elle n’en
aboutit pas moins à l’ascension de plusieurs vizirs d’origine
européenne qui, soumis au pouvoir absolu de leurs maîtres, ont
néanmoins joué un rôle important dans un Etat impérial puissant et,
au début, très performant.
En 1571, la flotte turque est battue par une coalition chrétienne à
Lépante, sur le golfe de Corinthe. Cette victoire de faible
importance stratégique a une portée symbolique considérable: le Turc
n’est pas invincible. A partir du XVIIe siècle, l’Empire ottoman
recule. Plus dures avec les populations soumises, plus corrompues,
plus lourdes et plus séditieuses, l’administration et l’armée
ottomanes amorcent leur déclin.
L’image du Turc a changé en Occident. Au XVIe siècle, des humanistes
comme Erasme et l’Arioste appelaient à la défense des valeurs
européennes contre l’envahisseur musulman. Au siècle des Lumières,
une vision idéalisée du Turc sert volontiers de contre-modèle
permettant de critiquer les gouvernements occidentaux.
Ce n’est pas l’union des chrétiens, ni même des Européens qui a
raison de l’Empire ottoman mais bien, au XIXe siècle, la montée de
l’idée nationaliste, née du libéralisme, qui préside à la même époque
à la naissance de la Belgique et de la Norvège. La Grèce gagne son
indépendance en 1829. L’indépendance de la Serbie et de la Roumanie,
puis la création d’une grande Bulgarie au Traité de San Stefano en
1878 consacrent une prise d’influence du tsar dans la région, en
partie corrigée la même année au Congrès de Berlin. L’Empire ottoman
est «l’homme malade de l’Europe», une région où l’affaiblissement du
pouvoir crée un vide politique susceptible de modifier l’équilibre
des forces entre puissances européennes.
Face à ces assauts, le sultan Abdul-Mejid initie en 1839 un train de
réformes qui seront vite mises entre parenthèses par son successeur
Abdul Hamid II. La révolte gronde dans les milieux intellectuels et
dans l’armée, débarrassée des Janissaires depuis 1826. De jeunes
officiers rêvent de redressement national ou de reconquête. Ils ont
lu Descartes et Voltaire et portent un regard sans complaisance sur
la décomposition de l’Etat ottoman. Contre l’image d’un sultanat
décadent, imprégné d’influence arabo-persane, ils redéfinissent
l’identité nationale turque, lui cherchant des racines et, pour
certains, une zone d’influence en Asie centrale. Le mouvement jeune
turc, qui signera peu glorieusement son passage au pouvoir par le
massacre des populations arméniennes à partir de 1915, naît dans
cette mouvance. Mustafa Kemal Atatürk y forme sa pensée politique.
L’effondrement de l’empire au lendemain de la Première Guerre
mondiale lui fournit l’occasion de l’imposer. Militairement d’abord,
contre les armées grecques qui ont envahi, dans la foulée de la
défaite des empires centraux, la plus belle partie de l’Asie mineure,
puis politiquement.
L’Etat turc qu’il construit à partir de 1920 s’inspire du principe
des nationalités qui a triomphé de l’Empire ottoman. Tournant le dos
à l’idée impériale, il postule une identité nationale
turco-anatolienne qui sera défendue sans quartiers contre les
ambitions nationales des Kurdes. Il opte résolument pour le
modernisme: entre 1922 et 1934, il abolit le port du voile et du
turban, il remplace la charia par le Code civil suisse et le Code
pénal italien, remplace l’alphabet arabe par l’alphabet latin, impose
aux citoyens turcs d’adopter des noms de famille et, finalement,
octroie le droit de vote aux femmes dix ans avant la France et
trente-sept ans avant la Suisse.
L’histoire de la Turquie moderne depuis la mort d’Atatürk en 1938
peut être considérée comme celle de l’assimilation démocratique des
principes laïques et républicains qu’il avait imposés. Elle est faite
d’alternance entre des périodes libérales, marquées par le
renforcement des différences sociales et économiques et la montée en
puissance de l’islam, et des reprises en main par l’armée. Ces
dernières ont pu être vigoureuses, elles ont toutes été temporaires
et le pouvoir a toujours été remis dans les mains de gouvernements
civils élus démocratiquement, la dernière fois en 1983.
Aujourd’hui, si les plus doctrinaires des kémalistes voient dans les
réformes exigées par Bruxelles un affaiblissement dangereux du
dispositif de protection de la laïcité, les plus optimistes
considèrent la marche forcée vers l’Europe entreprise par le premier
ministre islamiste Erdogan comme la preuve que la greffe a
définitivement pris. Quant à la frontière, c’est aujourd’hui aux
chefs d’Etat européens de dire où elle passera demain.