Vivre sous le ciel de l’Union europeenne =?UNKNOWN?B?uw==?=

Le Monde
15 décembre 2004

« Vivre sous le ciel de l’Union européenne » ;
DOSSIER TURQUIE LES FRONTIERES ;
Voyage le long de ce qui pourrait devenir les nouvelles frontières de
l’union européenne : Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan, Iran, Irak et
Syrie

Marie Jégo

La route qui défile au coeur d’un paysage de montagnes au nord-est de
Kars s’interrompt brutalement, barrée en son milieu par un bloc de
pierre agrémenté du drapeau turc et d’une citation de Mustafa Kemal
Atatürk. Barbelés et miradors courent sur des kilomètres. En face, à
700 mètres à peine, c’est l’Arménie. A flanc de montagne au loin, on
aperçoit même Giumri, la première ville arménienne, qui abrite
aujourd’hui une importante base militaire russe. Mais, hormis
quelques rares bergers, personne, jamais, ne passe par ici car le
passage est fermé depuis des années. La voiture qui vient de faire
irruption dans ce cul-de-sac désolé à 2 000 mètres d’altitude a semé
l’émoi dans la petite garnison toute proche. Le soldat en faction se
précipite sur la route, un gradé vient à sa rescousse.

Après l’inéluctable « Qu’êtes-vous venus faire ici ? » suit une
invitation à pénétrer dans le cantonnement. Une fois les identités
vérifiées, une recrue apporte le thé, servi dans de petits verres qui
brûlent les doigts. L’endroit est douillet, bti de neuf l’an
dernier, et la télévision grand écran aide sans doute à mieux
supporter les longues soirées d’hiver, quand la nuit tombe à 15
heures et qu’il fait – 35°C dehors. Peu habitués à voir du monde, les
soldats redoutent les questions. « Si vous avez aimé notre thé, nous
serions soulagés de vous voir partir », avoue le commandant. Son
empressement est d’autant plus grand que les inconscients buveurs de
thé, ignorants des usages, ne savent pas qu’ils se trouvent « en zone
numéro un, interdite aux étrangers », dont la seule évocation suffit
à faire rougir l’officier.

Désertée et battue par les vents, la frontière turco-arménienne,
vieille cicatrice de l’Histoire, en dit long sur les crispations
persistantes entre les deux Etats. La blessure des Arméniens, c’est
le massacre de 1,5 million des leurs entre 1915 et 1917, au moment de
la désintégration de l’empire ottoman. La Turquie, qui réfute ce
nombre et le terme de génocide, est, pour sa part, sensible au sort
des Azerbaïdjanais turcophones chassés de leurs terres par la guerre
(1988-1994) pour la conquête du Haut-Karabakh – un territoire
majoritairement peuplé d’Arméniens en Azerbaïdjan -, enjeu d’une
guerre de sept ans entre ces deux Etats de Transcaucasie.

C’est d’ailleurs en pleine guerre du Karabakh, en 1992, qu’Ankara
décida de clore la frontière, par solidarité avec les frères azéris
défaits. Malgré l’amorce, ces dernières années, d’un dialogue
turco-arménien, la réouverture se fait attendre. Et s’il est
possible, depuis deux ans, de gagner Erevan en empruntant un vol
direct depuis Istanbul, Kars, à l’extrême nord-est de la Turquie,
fait face à l’Arménie sans pouvoir l’atteindre. Située à une
soixantaine de kilomètres de la frontière, la ville (145 000
habitants) est privée des échanges transfrontaliers qui font le
bonheur de ses voisines.

FRONTIÈRE FERMÉE AVEC L’ARMÉNIE

En effet, à 200 kilomètres à l’est, Igdir ou Dogubeyazit prospèrent
grce au commerce avec l’Iran et avec le Nakhitchevan (territoire
azerbaïdjanais situé entre l’Arménie, l’Iran et la Turquie). A 100
kilomètres plus au nord, Ardahan connaît beaucoup de passages du fait
de sa proximité avec le poste frontière de Possof, vers la Géorgie.
C’est par là que doit passer l’oléoduc Bakou (Azerbaïdjan) – Tbilissi
(Géorgie) – Ceyhan (Turquie) (BTC), appelé à transporter le brut de
la Caspienne vers la Méditerranée et les marchés mondiaux. En 2007,
son tracé sera doublé par un gazoduc.

Cette future manne énergétique réjouit Nevzat Turhan, le préfet de
Kars, qui y voit une solution aux problèmes de pollution locaux : «
Comme il fait très froid et qu’il n’y a pas de gaz naturel, les gens,
pour la plupart, se chauffent au charbon. » Selon lui, « la fermeture
de la frontière pèse sur l’économie de la région ».

Le jeune maire de Kars, Naif Alibeyoglu, a bon espoir : « La
frontière s’ouvrira », peut-être même « dès 2005 ». « Naif bey »,
comme on dit parfois ici, a deux priorités : l’ouverture de la
frontière et l’approfondissement des liens avec l’Union européenne. «
C’est la seule alternative possible à l’extrémisme de George Bush et
à la guerre totale déclarée par Oussama Ben Laden », aime-t-il à
répéter. Mais l’intégration de la Turquie dans l’UE ne passe-t-elle
pas par la réconciliation turco-arménienne ? « Le dialogue aidant,
tout finira par s’arranger », veut-il croire. Et puis, « l’Anatolie
n’est-elle pas pour la Transcaucasie la voie la plus courte vers
l’Europe ? ». Enfant du pays devenu homme d’affaires, et un maire
apprécié de ses administrés – il entame son second mandat -, Naif
Alibeyoglu est représentatif de cette nouvelle génération d’hommes
politiques turcs que la nébuleuse de l’AKP, le parti au pouvoir, a su
attirer autour de son projet européen et réformateur.

Mais, vue d’Akyaka, un petit bourg à 13 kilomètres de la frontière
arménienne, l’ouverture au monde a une autre saveur. La gargote des
Trois Grillades affiche au menu des poissons pêchés « au barrage » de
la centrale électrique d’Arpacay, la seule chose que Turcs et
Arméniens exploitent en commun depuis vingt-trois ans. « Ça pêche des
deux côtés », tient à préciser Mehmet Erdagi, tenancier du lieu.

Entre deux gorgées d’un thé noir et brûlant, il raconte que, quand
bien même la frontière a été ouverte de 1923 à 1992, « le passage à
pied n’a jamais été autorisé ». Durant son enfance, dans les années
1950, « on n’y laissait pas même un oiseau voler ». Il fallut
attendre le dégel gorbatchévien de la fin des années 1980 pour que
des trains passent. « Deux fois par semaine, des touristes arméniens
allaient à Kars, mais, pour nous, cela ne changeait rien puisque le
train ne s’arrêtait jamais ici », dit-il en haussant les épaules.

« L’EUROPE SEMBLE LOIN »

Au café d’à côté, cultivateurs et fonctionnaires de la
sous-préfecture – « les têtes pensantes d’Akyaka » – palabrent autour
d’un verre de thé, comme chaque fin de journée. Le thème de «
l’ouverture de la porte » fait mouche. Sont-ils pour ? « Pas tant que
l’Arménie occupera les territoires azerbaïdjanais autour du Karabakh.
A 70 %, les gens de la région sont originaires de l’Azerbaïdjan ;
alors, forcément, ça les touche », explique un homme au col de
fourrure, chargé des finances à la sous-préfecture. Un autre ajoute
que la frontière reste, depuis l’époque de l’URSS, gardée par des
militaires russes. Eray, policier chargé de rédiger les
procès-verbaux avec « l’autre côté », lors du passage inopiné de
bétail par exemple, acquiesce : « La Russie contrôle la frontière,
c’est elle qui est mentionnée dans les PV. Je préférerais avoir
affaire aux Arméniens. »

Et l’entrée de la Turquie dans l’UE ? « Difficile d’être contre »,
explique un consommateur. « Ça ne changera pas grand-chose ici »,
tempère Eray. Occupés essentiellement à l’élevage et à l’agriculture,
les gens d’Akyaka ont du travail quatre mois par an. L’hiver est
rude, les ressources limitées, et les petites parcelles ne suffisent
pas à faire vivre toute la famille. « Nous étions cinq frères, mon
père avait 20 hectares, pas assez pour nous nourrir tous, alors je
suis parti chercher du travail à Kars », explique Orhan, la
soixantaine. La réduction récente des subventions à l’élevage, voulue
par Ankara au nom de la marche du pays vers l’économie mondialisée,
n’est pas vue d’un bon oeil. « Ceux-là n’auront plus nos voix ! »,
fulmine un éleveur.

« Ce n’est pas l’Union européenne qui nous donnera à manger ! »
conclut un homme en complet veston et casquette, sans lever les yeux
de son journal. « L’Europe semble loin », lche le garçon de café. «
Pas pour moi ! » s’exclame le jeune Murat, fort de ses quatre années
passées à Berlin, où il a travaillé « dans une disco, et aussi à
vendre des fleurs ». Et de raconter son séjour en prison en
Allemagne, pour défaut de papiers. « Leurs prisons sont dix fois
pires qu’ici ! », assure-t-il avec l’assentiment du public. Gêné,
Mehmet Erdagi, le patron du petit restaurant d’à côté, glisse : «
Excusez Murat, il n’a pas toute sa tête… » Derrière lui, le garçon
porte une bouteille imaginaire à ses lèvres et chuchote, d’un air
entendu : « Il boit ! » Dans le brouhaha général, une voix se fait
entendre : « La vérité, c’est qu’on n’entrera pas ; ils ne veulent
pas de nous, ils ne veulent pas de musulmans ! » Suit un murmure
d’approbation.

A près de 300 kilomètres de là, autour d’Igdir, l’activité
transfrontalière est visible. Les camions iraniens sont nombreux, la
ville regorge de petits hôtels, et ses habitants ne sont pas les
derniers à se rendre en Iran, « où les produits sont moins chers ».
Le poste frontière avec le Nakhitchevan, situé au fond d’un étroit
corridor entre l’Arménie et l’Iran appelé Dilucu – « le bout de la
langue » – voit pas mal de passages, « surtout au moment des fêtes »,
confie un douanier. C’est jour de marché, et des paysans
nakhitchevanais en guenilles attendent le feu vert pour passer. Le
contrôle n’en finit plus. Les plus nantis, des chauffeurs de vieilles
Mercedes garées le long du poste, patientent eux aussi. « Des
trafiquants d’essence », chuchote un paysan.

« ONT-ILS LE CHOIX ? »

Essence, fioul et brut sont le nerf du commerce transfrontalier pour
tout l’est et le sud de la Turquie. A 550 kilomètres au sud d’Igdir,
Silopi, principal point de passage à la frontière turco-irakienne, ne
désemplit pas. Les camions-citernes qui y font la queue sur une
dizaine de kilomètres vont chercher du brut qu’ils transporteront
ensuite jusqu’à la raffinerie d’Iskenderun. Une fois raffiné, le
pétrole retourne en Irak. « Pour les besoins des Américains »,
précise Bedi, la cinquantaine, propriétaire d’une petite entreprise
de transport. Ses affaires « marchaient bien » jusqu’à l’intervention
américaine. Depuis, tout va à vau-l’eau. Un de ses chauffeurs a été
assassiné, un autre a disparu, deux camions ont été détruits. «
Puisque le pétrole est acheté par les Américains, ils sont
responsables. Ils doivent nous indemniser ! » insiste-t-il.

Hamide Tekin et ses six enfants, sans ressources depuis la mort du
père, Veysi, tué le 14 novembre dans une embuscade à Beyci, non loin
de Tikrit, la ville natale de Saddam Hussein, cherchent en vain à qui
s’adresser. Originaire du village d’Ömerli, près de la frontière
syrienne, Hamide avait l’habitude de faire le trajet pour améliorer
l’ordinaire de la famille. Aujourd’hui, tout le village le pleure.
Mais, comme si sa mort ne suffisait pas, la famille s’est lourdement
endettée pour pouvoir récupérer le corps. Le beau-père du défunt a
erré des jours durant en Irak à la recherche de la dépouille mortelle
: « Rien que pour accéder à la morgue, j’ai dû payer 100 dollars. »
Le vieil homme poursuit : « Si tu savais le chaos qui règne en Irak !
Les gens sont prêts à te vendre au premier venu pour quelques sous !
De ce côté-ci, les choses changent en mieux, là-bas… »

Partis dans l’espoir de gagner quelque 200 euros, ces camionneurs,
enlevés, attaqués ou victimes de balles perdues, paient un lourd
tribut à la guerre. Ils sont 66 chauffeurs de poids lourds, pour la
plupart originaires des régions kurdes jouxtant la frontière, à avoir
trouvé la mort en Irak. Le ministre turc des affaires étrangères,
Abdullah Gül, a bien parlé de constituer un fonds d’assurances pour
les familles endeuillées, mais rien n’est encore venu. A Silopi,
avertissement dérisoire, on a affiché une carte d’Irak montrant les «
zones à risques ».

« Nos gars savent bien que leur vie est en jeu, mais ont-ils le choix
? Toute la région est occupée au transport routier. Avant, les
paysans naissaient la bêche à la main ; à présent, tout est dans le
volant. Sans camion, point de salut », explique Servet Cemiloglu,
maire d’Ömerli. Depuis des millénaires, les populations syriaques
(chrétiens d’Orient) cultivaient la vigne et faisaient leur vin. La
plupart sont parties récemment, comme les paysans kurdes, poussés par
la destruction de près de 3 000 villages au moment de la guerre entre
l’armée et les séparatistes du PKK (Parti des travailleurs du
Kurdistan) entre 1984 et 1998.

Depuis la normalisation – l’état d’urgence a été aboli, l’armée et
les forces spéciales sont moins visibles, les contrôles rares, les
accrochages aussi -, l’atmosphère s’est détendue, le retour dans les
villages se fait au compte-gouttes. A Ömerli, la municipalité a
récemment restauré une vénérable église « grce à l’aide des
syriaques réfugiés en Suède ». « N’allez pas penser qu’on a fait ça
pour de l’argent ! » s’empresse d’ajouter le maire. Partisan de « la
tolérance entre les peuples », il dit souhaiter le retour des
syriaques et regrette la décision de la municipalité, il y a vingt
ans, de refuser l’installation d’une cave viticole, pour des motifs
religieux. Deux camionneurs, Selim et Mehmet, acquiescent. Ils ne
veulent plus repartir en Irak, c’est trop risqué, et se demandent ce
qu’ils pourraient bien faire.

UN VENT DE LIBERTÉ

Depuis deux ans, des touristes étrangers, attirés par les trésors
archéologiques que recèle la région, ont fait leur apparition. A
Mardin, superbe ville ancienne aux pierres couleur de miel à flanc de
colline, chaque été désormais « le grand hôtel affiche complet »,
s’enorgueillit son jeune directeur, Bedrettin Gündes. Le vent de
liberté qui souffle sur ces régions, tout juste sorties de
l’engrenage de la guerre, doit beaucoup à la perspective
d’intégration de la Turquie à l’UE, chacun en a bien conscience.

« Nous voyons l’adhésion de la Turquie comme la meilleure garantie de
notre sécurité, confie Bedrettin. Pendant des années, on a dit aux
gens d’ici : «Vous n’existez pas !» Obtenir leurs droits, comme celui
d’enseigner le kurde ou de s’organiser, y compris sur le plan
politique, est devenu pour eux une question de dignité. » Réfutant le
scénario du séparatisme, il est persuadé que « Turcs et Kurdes
continueront de vivre sous le même toit », mais, de préférence, «
sous le ciel de l’Union européenne ».