Le Monde
Mardi 21 décembre 2004
Deux négations, deux politiques ;
AU COURRIER DES LECTEURS
par: Thomas Hochmann
(…) Si on est plus sensible en Europe au génocide juif, c’est
notamment parce qu’il s’est déroulé sur nos terres. Mais on ne
saurait porter sur la souffrance un regard à géographie variable.
Oui, le Parti des jeunes Turcs ittihadistes a massacré la population
arménienne, hommes, femmes et enfants, avec l’intention de la
détruire. Oui, la négation de ce génocide porte préjudice à la
mémoire des Arméniens. Oui, cette négation est défavorable à la
démocratie en ce qu’elle est une atta- que contre une population
précise, qui se voit accusée de falsification et privée de tout moyen
juridi- que contre les individus portant atteinte à son passé.
En réservant l’incrimination de négationnisme aux négateurs du
génocide juif, la loi française du 13 juillet 1990 (mais aussi les
lois autrichienne, allemande, belge ou luxembourgeoise) est contraire
au principe d’égalité. Elle traite différemment deux cas similaires :
la négation d’un génocide. Peu importe, juridiquement et dans ce cas
précis, les différences entre ces deux crimes, le nombre de morts, le
nazisme, l’industrie au service de l’extermination, peu importe si
l’antisémitisme est plus répandu que l’« anti-arménisme ».
Mais même lorsque la législation d’un Etat punit la négation de tout
génocide, elle n’est pas appliquée au cas arménien. Ainsi, en Suisse,
les tribunaux ont refusé de condamner de tels actes, estimant que les
négateurs turcs ne faisaient que défendre l’opinion nationale dans
laquelle ils ont été éduqués. Le juge a notamment justifié sa
décision par l’absence de reconnaissance officielle en Suisse du
génocide arménien.
Le cas helvète est donc l’inverse de la situation en France, où le
génocide commis contre les Arméniens est reconnu par une loi du 29
janvier 2001. Il suffira au juge de se référer à cette loi. Or le
négationnisme fait partie du génocide. Les auteurs d’un tel crime
tentent toujours de le camoufler, ce qui permet à certains de nier
son existence. La loi française qui prévoit l’imprescribilité du
crime de génocide et qui reconnaît l’existence du génocide arménien
est incohérente en ce qu’elle ne punit pas la négation de ce crime.
Pourquoi ne le fait-elle pas ? Pourquoi les tribunaux suisses, avec
une loi concernant tous les génocides, ne punissent-ils pas les
négateurs du génocide arménien ? La réponse sort ici du droit pour la
politique. (…)
L’incrimination de la négation du génocide arménien ne constituerait
pas une pente dangereuse menant à la fin de la liberté d’expression,
mais la garantie juridique de la mémoire des victimes d’un affreux
crime. La négation du génocide arménien, tout comme la négation de
l’Holocauste, sort de la liberté de l’historien et n’a d’autre but
que politique. Certes, la reconnaissance officielle par la Turquie
faciliterait les choses. Mais il est irresponsable de la part du
législateur français (et ailleurs dans l’Union Européenne) de ne pas
avoir le courage de placer la justice au-dessus de la diplomatie.
–Boundary_(ID_lE0hnpK/vdK2+RiPUt4Hpw)–