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Constantinople, capitale de l’Europe !

Le Figaro, France
Jan 4 2005

UNION EUROPÉENNE La controverse sur la candidature de la Turquie
Constantinople, capitale de l’Europe !

Par GILLES MARTIN-CHAUFFIER *
[04 janvier 2005]

Le tsar Alexandre II connaissait bien l’Empire ottoman dont il
adorait grignoter les contours. Il a souvent dit : «En Turquie, il y
a deux provinces : Istanbul et le reste du pays.» Peuvent-elles
toutes les deux entrer aujourd’hui en Europe ? Pour la seconde, mille
arguments politiques et économiques se présentent, les uns
favorables, les autres hostiles, la plupart pertinents. Pour la
première, en revanche, l’histoire et la culture sont formelles :
notre destin et notre civilisation ont été sauvés sur les rives du
Bosphore. Btir l’Europe sans Constantinople et Istanbul serait un
non-sens. Et une falsification. Comme si l’Urss avait choisi
d’oublier Saint-Pétersbourg parce que la ville lui rappelait les
Romanov. On ne choisit pas son passé, on en hérite.

On se rappelle aujourd’hui que Constantinople fut une fête. Alors que
l’Occident mérovingien grelottait de froid et traînait ses sabots
dans la boue, une ville des Mille et Une Nuits dansait au clair de
lune. En l’an 1000, Byzance faisait rêver le monde. Ses parfums et
ses palais, ses courtisanes et ses bourreaux, ses patriarches et ses
princes, ses hippodromes et ses chapelles aux mosaïques scintillant à
la lumière des cierges… Perchés sur les collines ou se reflétant sur
la Corne d’Or, des dômes majestueux enflammaient les espoirs du Moyen
Âge comme les étoiles éclairent la nuit. Pourtant, si la capitale des
basileus faisait de la frivolité un art, elle servait d’abord d’écrin
ultime à notre culture.

De l’an 300 à 1453, on a enseigné Platon et Sénèque, Aristote et
saint Augustin, Horace et Homère… De génération en génération,
princes, empereurs, ministres et riches marchands ont créé des écoles
et fondé des universités. L’esprit grec, la pensée romaine et l’me
chrétienne s’y sont mariés et ont inventé notre civilisation. Sans
les murailles de Théodose, il ne serait resté des savoirs antiques
que des blocs de marbre éparpillés dans l’herbe. Là, pour la première
fois, les pensées occidentales ont appris qu’elles n’étaient pas
forcément mortelles. Les Celtes, les Numides, les Parthes, les
Phéniciens avaient disparu. Les pères de notre science et de nos
arts, eux, ont survécu. On l’oublie car on retient de l’Empire
byzantin un invraisemblable soap-opéra médiéval plein d’impératrices
nymphomanes, d’eunuques gélatineux, de prosternations protocolaires,
de mains tranchées et d’yeux crevés. Pourtant, l’Europe ne se limite
pas à Paris, Madrid et Rome. D’Athènes à Sofia et de Belgrade à
Moscou, tout l’univers orthodoxe est né à Constantinople. Et c’est
parce qu’on lui devait tant qu’on l’a tellement haïe au point de
l’anéantir en 1204, lors de la quatrième Croisade.

Deux siècles plus tard, les Ottomans n’ont fait que cueillir le fruit
que nous avions nous-mêmes arraché de l’arbre. Contrairement à l’idée
reçue, ils ne sont pas apparus un beau matin, surgissant de nulle
part et ravageant tout sur leur passage, tels des Mongols dévalant la
steppe. Voisins depuis plus d’un siècle des basileus, ils vivaient en
bons termes avec eux. Une fille de la famille impériale des
Cantacuzène avait épousé le fils d’Osman, fondateur de la dynastie
ottomane. Des cousins avaient épousé des princesses serbes et
bulgares. Les troupes du sultan étaient pleines de contingents
européens. Les Ottomans faisaient partie de la famille balkanique.
Depuis des siècles, les chrétiens d’Orient fréquentaient le monde
musulman. Et s’en portaient bien. Ils s’estimaient souvent beaucoup
plus proches de Bagdad que de Rome et de l’intégrisme catholique. La
frontière de l’Europe est, depuis l’an 1000, à la lisière de l’Irak.
De l’Atlantique à l’Oural, notre continent rassemble tous les débris
de l’Empire romain au nord de la Méditerranée. Et ses peuples, les
paysans misérables, ne s’y trompaient pas. Aucun serf croate,
hongrois ou macédonien ne tremblait en voyant arriver les contingents
ottomans : au contraire, ils savaient qu’ils allaient échapper à une
odieuse féodalité. L’occupation ottomane ne tenait pas la bride
serrée. Nul n’était contraint d’apprendre le turc, on ne forçait pas
les conversions, il suffisait que le minaret soit la construction la
plus élevée de chaque village. On ne se révoltait pas. Quand
Constantinople tombe en 1453, les Ottomans attaquent depuis l’Ouest.
Leur capitale est en Grèce, à Andrinople. Leurs troupes ont été
levées dans les Balkans. Personne ne les prend pour des brutes
surgies du néant.

Installés à Constantinople, les sultans ottomans se révèlent-ils de
féroces tyrans orientaux ? Loin de là. Nul ne s’échappe de chez eux
mais, au contraire, des milliers de juifs fuient nos pays pour se
réfugier sous leur protection. Salonique est la première ville juive
du monde. Grecs, Arméniens, Arabes, Albanais vivent en parfaite
harmonie dans la capitale. L’écrasante majorité des grands vizirs est
européenne de naissance. Des dizaines de confréries musulmanes
cohabitent en bonne intelligence. On n’est pas à La Mecque. Toutes
les nuances de l’islam s’expriment. Quand elles débattent, c’est lors
de concours de poésie. L’ordre règne à Istanbul, débonnaire. Sous
Ahmed III, le contemporain de Louis XV, au sommet de la puissance
ottomane, la douceur de vivre sur les bords du Bosphore est devenue
un art. Dans les manuels, on parlera du temps des tulipes et des
zibelines. On vit autour du palais de Topkapi comme dans le reste du
continent. Et quand l’empire va se désintégrer peu à peu, aucun de
ses féroces ennemis ne l’appellera autrement que comme l’«Homme
malade de l’Europe».

Aujourd’hui, Constantinople demande à réintégrer son giron.
Moralement, les Arméniens peuvent être indignés. Politiquement, la
droite xénophobe et la gauche souverainiste peuvent émettre des
réserves. Economiquement, Bruxelles peut mettre en garde. Mais
historiquement et culturellement, le débat est clos : cette ville a
toujours fait partie intégrante de notre destin. Et, entre l’an 330
et l’an 800, elle l’a incarné à elle seule. Lui fermer aujourd’hui la
porte serait un parricide.

* Journaliste, publie cette semaine Le Roman de Constantinople,
éditions du Rocher.

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