Le Turc des Lumieres

Le Figaro, France
05 janvier 2005

Le Turc des Lumières

TRAIT POUR TRAIT Ahmet Altan, grand écrivain populaire, évoque
librement la Turquie d’aujourd’hui

par Guillaume PERRIER, Laure MARCHAND

Derrière de fines lunettes dorées, son regard domine la brume du
détroit et les minarets qui scintillent dans la nuit. Au dernier
étage d’un immeuble de la rive asiatique d’Istanbul, depuis son
appartement chaleureux et moderne, Ahmet Altan a une vue plongeante
sur l’Europe, juste de l’autre côté du Bosphore. Cette Europe qui n’a
jamais semblé aussi proche. Confortablement calé dans son fauteuil à
bascule, cet écrivain élégant qui mène une lutte farouche pour la
démocratie en Turquie s’arrête, contemplatif, sur la « révolution
silencieuse » qui traverse son pays depuis deux ans.

Digne héritier d’une lignée de grands intellectuels, Ahmet Altan, à
l’image de la Turquie tout entière, aborde un tournant décisif de son
histoire. Aux murs du salon sont encadrés les diplômes de droit de
son grand-père, rédigés en ottoman ancien. A l’époque où l’empire, ce
« vieil homme malade de l’Europe », déclinait inexorablement. Sur la
commode lustrée, le Manifeste du Parti communiste, de Marx et Engels,
rappelle que son père était l’un des caciques du Parti ouvrier turc
dans les années 60. Dans la dynastie Altan, on trouve également le
petit frère, Mehmet, économiste de renom et père de l’idée d’une IIe
République turque.

Fort de cet héritage, le petit-fils de pacha décrit, avec un flegme
d’aristocrate stambouliote, les profonds bouleversements que connaît
son pays, dans la perspective d’une entrée dans l’Union européenne. «
La torture diminue, le climat politique change radicalement, des
débats fleurissent à la télé. A ce rythme, même le dernier tabou
turc, le problème arménien pourrait être réglé dans un futur proche.
» Pour lui, l’Europe est le seul espoir de voir enfin l’armée se
retirer de la sphère politique. Ce pouvoir militaire omnipotent en
Turquie, qui depuis vingt ans n’a jamais lché Ahmet Altan d’une
semelle.

Déjà, en 1985, son deuxième roman (Sudaki Iz, La Trace sur l’eau, non
traduit), qui mettait en scène des terroristes d’extrême gauche, lui
valut d’être condamné pour « obscénité ». Le tribunal ordonna que
tous les exemplaires du livre soient brûlés. Comparaison flatteuse,
seul Nexus, d’Henry Miller, avait eu droit au même sort avant lui. «
Finalement, ça m’a fait un bon coup de pub », sourit-il. Ce procès de
jeunesse fut pour Ahmet Altan le premier d’une longue série. Au
total, il a une trentaine de poursuites judiciaires à son actif. Loin
des trois cents de son père.

Et en ce moment ? « J’ai été convoqué il y a deux mois. Je ne sais
pas s’il y aura des suites », dit-il de sa voix douce, en caressant
sa chevelure poivre et sel, un peu blasé par cette éternelle
répétition de l’histoire. « C’est toujours la même chose. J’ai
critiqué le pouvoir de l’armée sur Gazetem (NDLR : site Internet
indépendant d’information). » En 1995, sa verve lui a coûté son poste
de rédacteur en chef du grand quotidien Milliyet. Dans un pamphlet
intitulé Atakürd jeu de mot avec Atatürk, le père de la nation turque
, l’éditorialiste renverse les rôles : la minorité turque est
persécutée par l’Etat kurde, l’armée kurde brûle des villages et les
Turcs n’ont pas le droit de parler leur langue… Le brûlot fait
scandale et Altan est renvoyé le jour même puis condamné à vingt mois
d’emprisonnement avec sursis.

Une décennie plus tard, cet esprit libre, « ni porte-voix ni martyr
», pense que son « Atakürd ferait grincer des dents mais passerait
mieux ». L’armée commence à rentrer dans le rang et relche sa
pression. L’intellectuel sarcastique s’arrondit avec le temps. «
Aujourd’hui, écrire des tribunes politiques m’ennuie. C’est à la
portée de tout le monde. Je me consacre entièrement à la littérature.
» Agé de 54 ans, le gentleman romancier nourri à l’oeuvre de Balzac,
de Proust et de Tolstoï, mais aussi à la légende de
Saint-Germain-des-Prés, préfère savourer l’immense succès populaire
de son dernier ouvrage (Içimizde Bir Yer, A Place Inside Us, non
traduit en français) paru au printemps dernier. Des nouvelles où il
aborde par petites touches des sentiments universels : l’amour, la
jalousie, la trahison… Ses ouvrages précédents qui emportaient ses
personnages dans les affres de l’histoire étaient déjà tous des
best-sellers, à l’instar de Comme une blessure de sabre (Ed. Actes
Sud).

Mais, cette fois, c’est un véritable phénomène d’édition. Un million
d’exemplaires se sont vendus à travers le pays. Pour 2 euros, on le
trouve dans les épiceries de villages au fin fond de l’Anatolie,
comme dans les librairies chics de Beyoglu, le quartier européen
d’Istanbul. Petites gens et intellectuels se l’arrachent. « Un
livreur de pizzas m’a demandé une dédicace, raconte-t-il,
mi-incrédule, mi-fanfaron. La Turquie n’est pas réputée pour avoir
une culture accessible au plus grand nombre. » Fier comme un Turc, il
veut maintenant se lancer à la conquête des lecteurs du Vieux
Continent, être un pont entre les peuples. Caustique, il brocarde «
la vieille Europe » : « Vous avez la richesse et la sécurité mais
vous avez perdu votre énergie créatrice. Le dynamisme de la Turquie
peut vous aider à regagner votre suprématie. » Sa contribution au
rapprochement de la Turquie et de l’Union européenne sera littéraire.