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Turquie et Constitution européenne sont liées
par NICOLAS DUPONT-AIGNAN

Le Figaro, France
11 février 2005

Le traité constitutionnel n’aurait rien à voir avec l’adhésion
programmée de la Turquie à l’Union européenne. C’est en tout cas ce
que martèlent ses partisans, à tel point qu’on en vient à se demander
s’ils ne cherchent pas d’abord à s’en convaincre eux-mêmes. A les en
croire, il n’y aurait qu’un malencontreux télescopage de calendrier.
Mais comme le pressentent à juste titre de plus en plus de Français,
le lien entre les deux questions est en réalité fondamental. Pour la
raison simple, tout d’abord, que la Constitution européenne n’est
rien d’autre que le contrat de mariage qui propose de lier entre
elles les nations d’Europe. Or, comment prétendre inviter nos
concitoyens à parapher ce contrat de mariage en leur enjoignant de ne
surtout pas se demander avec qui ils le signent ? C’est un peu se
moquer du monde, car chacun sait que, quand on se marie, on se soucie
bien plus du conjoint que du Code civil ! Or le conjoint est aussi
turc.

« Mais cette adhésion n’est pas certaine ! », nous répondra-t-on. Au
contraire, deuxième secret de polichinelle, il est bien évident qu’il
ne sera pas possible de dire non après une décennie de négociation
avec Ankara : la crise qui s’ouvrirait alors avec la Turquie serait
trop grave pour que quiconque en prenne le risque. Comme le dit
joliment Robert Badinter, on ne dit pas non devant Monsieur le Maire
après 10 ans de fiançailles. Ajoutons qu’on nous dira dans 10 ans
qu’il serait suicidaire pour la France de bloquer solitairement
l’adhésion turque dans le cadre de la constitution, cette dernière
faisant dépendre la plupart de nos lois du bon vouloir de la majorité
(qualifiée) de nos partenaires. C’est donc seulement en juin
prochain, en refusant de signer la constitution, que les Français
auront la dernière chance d’empêcher le mariage forcé avec la
Turquie. Après, il sera définitivement trop tard.

« Mais vous allez sacrifier le traité constitutionnel pour une
question qui n’a rien à voir avec lui ! » Serait-ce vraiment le cas ?
A lire la constitution, on a au contraire le sentiment que celle-ci
est non seulement l’instrument de l’adhésion turque, mais encore,
plus fondamentalement, son complice.

Tout d’abord, omettant délibérément de définir les frontières de
l’Europe, la constitution ouvre la voie à l’intégration turque là où
le traité de Nice l’empêchait. En effet, ce dernier attribue
nominativement aux 27 pays membres (les 25 actuels plus la Roumanie
et la Bulgarie) le nombre de sièges au Parlement européen et de voix
au Conseil. La Turquie ne figure pas dans cette liste. A l’inverse,
la Constitution fait sauter ce verrou en inscrivant seulement le
principe de la représentation des pays membres au poids
démographique, laissant la porte ouverte à n’importe quelle adhésion
future. Ainsi, refuser la Constitution, c’est en rester à un traité
de Nice qui paralyse juridiquement et politiquement cette
intégration, la possibilité de parvenir dans ce système à un accord
taillé sur mesure pour l’entrée de la Turquie étant très
problématique à de nombreux égards.

Plus grave, l’adhésion de la Turquie, qui est en soi nocive pour
l’Europe, deviendrait franchement dangereuse avec le traité
constitutionnel : premièrement, ce pays, bien que le moins européen
de l’Union, en deviendrait le plus puissant parce que le plus peuplé
(100 millions d’habitants à l’horizon 2025). En effet, la
Constitution établit le poids politique relatif des pays membres dans
l’Union au prorata de leur population. Ensuite, l’influence
prépondérante de la Turquie se ferait sentir dans les 25 nouveaux
domaines de compétences (dont l’immigration) auxquels le traité
constitutionnel étend la majorité qualifiée : la France prendrait
ainsi le risque de se voir infliger des lois européennes fortement
inspirées par la Turquie.

Ainsi, non seulement le traité constitutionnel permet l’intégration
turque, mais, de surcroît, il en aggrave l’impact. Il n’y a là aucun
hasard, puisque… la Turquie a participé à l’élaboration du projet
de constitution et l’a signée en octobre dernier à Rome, comme si
elle était déjà membre à part entière de l’UE ! Plus généralement, la
complicité de la Constitution avec l’adhésion turque n’est pas
fortuite dans la mesure où l’Europe qu’organise le traité
constitutionnel est exactement la même, mais dans une version
aggravée, que celle qui a, d’ores et déjà, conduit à l’ouverture des
fatales négociations d’adhésion : ce sont en effet les mêmes hommes,
la même logique institutionnelle et donc la même vision de l’Europe
qui ont conduit, d’un côté, à la signature de la Constitution
européenne fin octobre et, de l’autre, à l’accord de Bruxelles du 17
décembre, un mois et demi plus tard. Les Français ne doivent donc
avoir aucun état d’âme à dire non en juin 2005.

Ce serait épargner à l’Europe une fatale dislocation et lui offrir
une ultime chance de sursaut : la Turquie n’a pas vocation à entrer
dans l’Union, moins parce qu’elle est musulmane que parce qu’elle
n’est pas européenne. Sa taille, sa situation géographique, sa
culture, son économie, sa démographie, son insertion géopolitique
dans l’Asie centrale turcophone, sa contiguïté avec le Moyen-Orient
arabo-musulman, sa laïcité bottée et ambiguë, son nationalisme
incapable de reconnaître le génocide arménien, en font un pays non
européen dont l’adhésion mettrait en péril non seulement la pérennité
de l’UE mais aussi, en tout état de cause, sa propre cohésion.

Dire non, ce serait ensuite contraindre les dirigeants européens à
négocier un nouveau traité qui délimiterait une fois pour toutes la
construction européenne au continent européen… Dire non en juin
2005, ce serait plus généralement récuser un système antidémocratique
qui cherche à imposer ses orientations par la politique du fait
accompli, la dilution des responsabilités et le détournement de la
souveraineté populaire au travers de mécanismes de contrôle
démocratique fallacieux (droit de pétition artificiel, renforcement
factice du contrôle parlementaire sur la Commission).

Dire non, ce serait en définitive refuser la perspective d’une Europe
très affaiblie à l’intérieur, ouverte à tous les vents de la
mondialisation (article 314 CE) et réintégrée dans le giron de l’Otan
(article 41 CE). Bref, ce serait refuser l’Europe-impuissance sur
laquelle misent les États-Unis en favorisant l’adhésion de la
Turquie, leur deuxième cheval de Troie après la Grande-Bretagne, et
qu’anticipe le Parlement européen en préconisant la
communautarisation du siège de la France au Conseil de sécurité des
Nations unies (rapport Laschet).

Dire non, en fin de compte, ce serait ouvrir la voie à une nouvelle
organisation de l’Europe, qui délimiterait ses frontières,
démocratiserait ses institutions en instaurant une confédération
d’États respectueuse de la souveraineté démocratique des peuples et
qui organiserait les coopérations scientifiques et industrielles à
géométrie variable (type Airbus) seules capables de rendre au
continent toute sa place et son rayonnement sur la scène mondiale.

Le choix historique qu’offre le référendum ne consiste pas à
approuver ou à rejeter l’Europe, mais à dire laquelle nous voulons :
l’Europe condamnée d’avance de la Turquie et de la Constitution ou
l’espoir d’une Europe réellement européenne au service des peuples.

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