La guerre en best-seller; Turquie

Libération , France
6 avril 2005

La guerre en best-seller; Turquie

par SEMO Marc

Vendu à 300 000 exemplaires, “Tempête de métal” raconte une guerre
entre la Turquie et les Etats-Unis en 2007. Une politique fiction
appuyée sur une haine antiaméricaine croissante, doublée de relents
d’antisémitisme. Une paranoïa ambiante renforcée par l’hésitation des
Européens sur l’adhésion à l’UE du pays.

Ankara, Istanbul envoyé spécial

Les avions de combat américains pilonnent Ankara et Istanbul. “Les
bombardements intenses ont duré plus de quatre heures et il y a
d’importantes pertes civiles. Les ponts sur le Bosphore sont coupés.”
La scène est supposée se passer en mai 2007. L’opération “Tempête de
métal” vient de commencer et vise, entre autres, à s’emparer des très
importants gisements turcs de bore. “L’occupation de la Turquie par
les Etats-Unis”, clame le sous-titre barrant la couverture du livre,
un criard montage photographique de GI hurlants et de mosquées en
flammes. Sorti mi-décembre, Metal Firtina (Tempête de métal)
pulvérise tous les records, dépassant déjà les 300 000 exemplaires.
Du jamais vu dans un pays où un best-seller vend, dans les meilleurs
cas, dix fois moins. “C’est de la politique fiction, mais ce roman
évoque une théorie du possible et brise un tabou. Dans notre
inconscient, ce sentiment était là depuis des années, mais nous
n’osions pas l’admettre, car nous vivions dans la peur d’une crise
ouverte avec les Etats-Unis”, explique Burak Turna, 30 ans,
journaliste économique et coauteur, avec Orkun Ucar, de ce succès de
librairie. Le premier a apporté l’idée, l’autre, auteur et éditeur
spécialisé en science-fiction, son savoir-faire. Le style est
sommaire et la trame, manichéenne, débouche sur l’inévitable “happy
end” : la victoire d’Ankara après la déroute initiale de ses forces
armées. Sur fond de tensions croissantes américano-turques depuis le
début de la guerre en Irak, la recette marche à merveille.

“Ce n’est pas un livre antiaméricain, mais un livre contre la
politique de Bush qui précipite la région dans le chaos”, se justifie
Burak Turna, au diapason de ses concitoyens : selon un sondage de la
BBC, 82 % des Turcs considèrent les Etats-Unis comme LA menace pour
la paix mondiale, battant tous les records européens.

“Mein Kampf” réédité

Le livre trône partout. Il est en vitrine au fin fond de l’Anatolie
dans des échoppes où même la presse nationale n’arrive pas
régulièrement. On le voit dans les kiosques des aéroports comme dans
les bonnes librairies d’Istanbul ou d’Ankara. “Il y a d’abord eu la
curiosité. Maintenant, l’effet de mode fonctionne à plein”, explique
un libraire. Les intellectuels se pincent le nez mais beaucoup
d’hommes politiques adorent, notamment ceux de l’AKP (Parti de la
justice et du développement), le parti au pouvoir issu du mouvement
islamiste dont certains ténors dénoncent sans trêve “le génocide”
commis par les Américains en Irak. Les nationalistes de gauche ne
sont pas en reste. Partout, les piles de Tempête de métal voisinent
avec celles de Da Vinci Code, succès mondial de la théorie du
complot, ou celles de Mein Kampf, le sinistre manifeste d’Adolf
Hitler. Traduit la première fois en 1939, ce livre était
régulièrement réédité par l’extrême droite avec des tirages
confidentiels. Les nouvelles éditions ont dépassé les 50 000
exemplaires et mettent le titre en quatrième position des meilleures
ventes. “Nous avons pensé que dans la période actuelle, le livre
pourrait bien marcher”, se justifie Sami Celik, propriétaire des
éditions Emre assurant avoir obéi à des raisons “purement
commerciales”.

“Tempête de métal cristallise des peurs latentes mais réelles et Mein
Kampf vient dans le sillage. L’un et l’autre sont les révélateurs
d’un air du temps xénophobe et d’un nationalisme défensif, dépressif,
toujours plus paranoïaque, nourri de ressentiments vis-à-vis des
Etats-Unis et de l’Union européenne”, souligne Ahmet Insel,
professeur d’économie à l’université Galatasaray d’Istanbul et à
Paris-I. Les sondages montrent une opinion toujours massivement
favorable à une future adhésion (seuls 12 % des Turcs y sont
hostiles) et 43 % des personnes interrogées se déclarent “optimistes
sur l’avenir”. Mais dans les profondeurs de la société turque, les
frustrations bouillonnent. Inquiètes pour l’image du pays, les
autorités ont réagi au succès de Mein Kampf en rappelant “qu’il n’y a
pas de tradition antisémite en Turquie”. Avec une amère ironie,
Türker Alkan, du quotidien libéral Radikal, souligne que “le fascisme
turc n’a pas besoin de la technique allemande et ceux qui torturent
dans les commissariats n’ont pas besoin de lire Mein Kampf”. Dans le
même journal, Haluk Shahin n’hésite pas à dénoncer les “Milosevic
turcs”. Le grand romancier Ohran Pamuk a récemment fait les frais du
climat ambiant. Dans une interview à un journal suisse, il avait
évoqué “le million de morts arméniens de 1915 et les 30 000 Kurdes
tués dans les années 80-90”. Dénoncé comme “traître” par la presse
nationaliste, menacé, il a préféré s’éloigner quelque temps
d’Istanbul.

“Il y a une part d’exagération médiatique, mais des sentiments
antioccidentaux montent à cause de la campagne antiturque en Europe,
et surtout du fait de la politique américaine en Irak”, confirme Sefi
Tashan, directeur de l’Institut de politique étrangère à Ankara.
Longtemps pilier du flanc sud-est de l’Otan face au bloc soviétique,
la Turquie vit des relations toujours plus conflictuelles avec
Washington. Tout a commencé au printemps 2003, avec le refus du
gouvernement de l’islamiste modéré Recep Tayyip Erdogan d’autoriser
le déploiement de 80 000 GI pour ouvrir un front nord contre Saddam.
Depuis, la polémique s’est envenimée. Ankara s’est montré réservé sur
le résultat des élections irakiennes. La capitale turque reste l’un
des derniers appuis du régime syrien. Les ténors des think tanks
républicains d’outre-Atlantique dénoncent toujours plus ouvertement
un pays “ingrat, antisémite et paranoïaque où monte l’islamisme”.

Magasins “interdits aux Américains”

“Ce qui est nouveau dans cet antiaméricanisme et le rend si fort est
le fait qu’il ne se limite plus aux franges de l’extrême droite ou
des islamistes radicaux, mais qu’il est désormais partagé par une
partie des élites et même par certains militaires”, souligne Ahmet
Insel. Les attaques dérapent facilement dans la dénonciation du
“complot sioniste” et la presse ne se prive pas de rappeler à
l’occasion les “origines ethniques” – c’est-à-dire juives – de
l’ambassadeur américain Eric Edelman, qui a fini par démissionner à
cause de ses relations exécrables avec les autorités locales.
L’antiaméricanisme est encore plus évident au niveau populaire,
notamment dans la base de l’AKP. En janvier dernier, des affiches
“interdit aux Américains” sont apparues sur les vitrines de nombreux
magasins de Kale, le vieux quartier d’Ankara, avant d’être enlevées
après une protestation de l’ambassade américaine. Dans les forums
Internet, la parano explose. “Ils attaquent les pays musulmans
voisins… Pourquoi nous épargneraient-ils ?” clame un internaute sur
l’un des sites de discussion les plus fréquentés.

“Les Turcs ont trop longtemps accepté sans réagir que les Etats-Unis
se servent d’eux, mais ils refusent maintenant que Washington joue
ouvertement la carte kurde au détriment de leurs intérêts”, martèle
Burak Turna. Les auteurs de Metal Firtina font démarrer la guerre
turco-américaine en Irak du Nord, épicentre du contentieux, là où,
protégés des Américains, les Kurdes irakiens consolident aujourd’hui
leur autonomie. Ceux-ci sont en passe de prendre le contrôle de la
ville de Kirkouk, dont les riches réserves pétrolières assureraient à
un éventuel Etat kurde les moyens de son indépendance. Au risque de
susciter l’hostilité en Turquie, où les Kurdes représentent environ
12 millions des 70 millions d’habitants du pays. S’inspirant
directement de cette réalité, le livre contient tous les ingrédients
à même de satisfaire les fantasmes locaux. On y trouve ainsi
l’inévitable capitaliste ploutocrate qui convainc George Bush de se
lancer dans l’aventure avec le soutien des chrétiens fondamentalistes
qui veulent reconquérir Constantinople.

Les auteurs de Tempête de métal sont invités à des dizaines de débats
– celui organisé par l’AKP d’Istanbul a été annulé au dernier moment
sur ordre du gouvernement soucieux de ne pas aggraver son contentieux
avec Washington. Ils reçoivent des milliers de messages de
félicitations. Les seules critiques leur reprochent d’avoir montré
l’armée turque indécise, mal organisée et incapable de faire face…

Des Kurdes, agents américains

“L’antiaméricanisme existe partout en Europe, mais il faut être sourd
et aveugle pour ne pas voir qu’en Turquie il est en train de nourrir
un racisme antikurde qui va croissant”, s’inquiète Cengiz Candar,
intellectuel libéral. Car les Kurdes, considérés comme des agents
américains, cristallisent désormais tous les ressentiments. Dans la
revue Birikim, Tanil Bora, professeur de sciences politiques à
Ankara, a analysé les messages circulant sur le Net, appels délirants
à lancer “un nettoyage ethnique préventif” contre les Kurdes ou à
utiliser contre eux “les armes de destruction massive”. Le 21 mars,
jour de Newroz (nouvel an des peuples d’Asie centrale), à Mersin,
grand port du Sud, trois gosses ont tenté de brûler un drapeau turc,
finalement sauvé par un policier. Cette provocation est devenue un
psychodrame national. “Une telle détestation du drapeau par de
prétendus citoyens est totalement inexplicable et injustifiable”, a
souligné un communiqué de l’état-major. Les grands médias ont
aussitôt appelé les citoyens à exposer partout les couleurs
nationales.

“L’hostilité manifestée par la Turquie vis-à-vis de ses citoyens
kurdes ne peut que ralentir notre marche vers l’Europe”, reconnaît,
préoccupé, Cengiz Candar. Après avoir reçu un feu clignotant des “25”
pour l’ouverture des négociations d’adhésion en octobre prochain, le
gouvernement traîne dans la mise en oeuvre des réformes et Bruxelles
dénonce toujours plus durement “ces retards”. Dans les talk-shows
télévisés, europhobes et souverainistes triomphent, dénonçant
“l’hypocrisie des Européens” sinon leurs projets de dépeçage du pays.
“Il faut qu’ils nous disent finalement clairement s’ils veulent ou
non de nous dans l’Europe”, affirme Burak Turna. Habile à sentir le
vent, il est en train d’achever son prochain livre sur une guerre
entre la Turquie… et l’UE. “Cela commence avec des massacres de
Turcs sur fond de propagande raciste et néonazie en Europe”, explique
l’auteur qui veut ainsi “faire réfléchir les Européens comme il a
tenté de faire réfléchir les Américains”. Il est convaincu que ce
sera le best-seller turc de l’été.