Libération , France
15 avril 2005
Le génocide. Après coup.
par CHALANDON Sorj
C’est la guerre. Russes et Ottomans se battent dans le Caucase. Sur
la ligne de front, soupçonnée par les Turcs tantôt de séparatisme
tantôt de trahison, la province arménienne de l’Empire ottoman est
prise en étau. Nous sommes à Constantinople, le 22 avril 1915. “Dans
la nuit, six cents journalistes, écrivains, avocats, médecins,
architectes, députés et autres personnalités arméniennes sont accusés
de complot et emprisonnés, la plupart d’entre eux sont exécutés dans
les semaines qui suivent”, explique le commentaire. “Le coup d’envoi
des massacres et des déportations qui feront entre un million et un
million et demi de morts, est donné. Un mois jour pour jour après
cette rafle, le 24 mai 1915, la France, l’Angleterre et la Russie
adressent au gouvernement impérial une déclaration commune où
apparaît pour la première fois le terme Crime contre l’humanité.” Une
main a tracé le mot “urgent”, en français dans la marge. La frappe du
document est nerveuse et mal encrée (1).
“Depuis un mois environ, la population kurde et turque de l’Arménie
procède de connivence et souvent avec l’aide des autorités ottomanes,
à des massacres d’Arméniens. De tels massacres ont eu lieu vers la
mi-avril à Erzeroum, Dertchun, Zguine, Sitila, Nouch, Sassoun,
Zeitoun et dans toute la Cilicie. Les habitants d’une centaine de
villages aux environs de Van ont été tous massacrés dans la ville
même. Le quartier arménien est assiégé par les Kurdes. En même temps,
à Constantinople, le gouvernement ottoman sévit contre une population
inoffensive. En présence de ces nouveaux crimes de la Turquie contre
l’humanité et la civilisation, les gouvernements alliés font savoir
publiquement à la Sublime Porte qu’ils tiendront pour responsables
desdits crimes, tous les membres du gouvernement ottoman ainsi que
ses agents qui se trouveraient impliqués dans pareils massacres.” Le
pouvoir impérial répond le 4 juin suivant. “Il est complètement faux
qu’il y ait eu des massacres d’Arméniens dans l’Empire. Si certains
Arméniens ont été déplacés, c’est parce qu’ils habitaient dans les
zones de guerre où leur présence inspirait de légitimes inquiétudes.
La Sublime Porte considère d’ailleurs de son devoir d’adopter toute
mesure qu’elle juge nécessaire pour assurer la sûreté de ses
frontières et qu’elle n’a à rendre compte à aucun gouvernement
étranger.” Les Alliés protestent en réponse, mais ne menacent pas
d’intervenir. Le génocide peut commencer.