Génocide arménien
En Turquie, le tabou peine à être levé
Hormis quelques frileuses initiatives envers Erevan, Ankara ne varie pas sa
thèse sur le génocide.
Par Ragip DURAN et Marc SEMO
lundi 25 avril 2005 (Liberation – 06:00)
A Istanbul
«Soyez prêts pour le tsunami arménien», lançait au début de l’année
Mehmet Ali Birand. Le journaliste vedette de CNN-Turk tentait ainsi de
secouer les autorités, embarrassées par les pressions de la communauté
internationale – notamment européennes mais aussi américaines – sur la
reconnaissance du caractère génocidaire des massacres d’Arméniens en
1915. Cette nouvelle difficulté dans la longue marche vers l’Union
européenne irrite et inquiète une société qui, dans sa grande
majorité, n’a toujours pas réellement commencé, quatre-vingt-dix ans
après, son «travail de mémoire» sur la partie la plus sombre deson
histoire. Le tabou se fissure néanmoins grâce au courage de certains
intellectuels.
«La question reste extrêmement sensible mais, en même temps, chacun
sait que l’on ne peut plus maintenant ne pas en parler. Le djinn est
sorti de sa bouteille et l’on ne pourra plus l’y faire rentrer»,
souligne Ahmet Insel, professeur à l’université de Galatassaray.
Lourd héritage. Les autorités ont tenté quelques timides
initiatives.Il y a quinze jours, le Premier ministre Recep Tayyip
Erdogan, issu du mouvement islamiste, a proposé à son homologue
arménien Robert Kotcharian l’instauration d’une commission mixte
d’historiens. «L’administration turque est coincée car elle veut
poursuivre son processus d’accès à l’UE alors que les lobbies
arméno-occidentaux se mobilisent», note l’historien Halil Bektay, un
des rares universitaires turcs à évoquer le mot génocide à propos des
tueriesd’Arméniens dans les dernières années de l’Empire ottoman. La
thèse officielle reconnaît 300 000 morts alors que les Arméniens
parlent de un million ou de un million et demi.
La cause est entendue pour les historiens qui s’appuient sur les
archives alliées et allemandes ou sur les minutes des procès tenus à
Istanbul en 1919 : ni l’ampleur ni le caractère systématique des
massacres ne sont contestables.
Créée sept ans après la tragédie, la République turque n’a toujours
pas réussi à se situer par rapport à ce lourd héritage. «La Turquie
est fière deson histoire», martèle le ministre des Affaires
étrangères, Abullah Gül, et les autorités nient farouchement toute
volonté d’extermination planifiée,assurant que l’exode forcé des
Arméniens de l’est de l’Anatolie était la conséquence de leur alliance
avec les troupes russes. «En étudiant les correspondances des
autorités civiles et militaires de l’époque, qui seront
intégralementpubliées, il sera aisé de voir qui a fait le génocide
contre qui», affirmait la semaine dernière le général Erdogan Karakus,
président du Centre d’étudesstratégique et historique de l’armée. La
presse turque des derniers jours déborde de récits sur les atrocités
commises par les combattants arméniens contre des civils turcs.
Les autorités martèlent que l’ouverture de la frontière et de l’espace
aérien avec l’Arménie, reconnue en 1991, dépend de l’attitude d’Erevan
et «de l’abandon de thèses falsifiant l’histoire».
Prise de conscience. Défier la vérité officielle n’est pas
facile. Lemois dernier, le célèbre romancier turc Orhan Pamuk avait
évoqué dans une interview à un journal suisse que «un million
d’Arméniens et 30 000 Kurdes avaientété tués en Turquie». Il a
immédiatement été assailli de coups de filde menace et un sous-préfet
a même proposé la destruction de ses livres en place publique.
Un appel signé par 200 intellectuels a dénoncé ce climat d’«hystérie
nationaliste» encore attisé par les tensions croissantes avec les
Kurdes. «La paranoïa des autorités turques est encore accrue par
l’attitude de ces Européensqui exigent la reconnaissance du génocide
arménien», s’inquiète Baskin Oran, professeur de sciences politiques,
qui a publié à l’automne un rapport accablant sur la situation des
minorités et de leurs droits. Mais la prise de conscience est aussi de
plus en plus réelle. Occultée depuis quatre-vingt-dix ans, la
splendeur passée des Arméniens de la Turquie ottomane ressurgit au
travers de livres à succès ou d’expositions. «Le mouvement a commencé,
mais il reste encore beaucoup à faire», reconnaît Etyen Mahçupyan,
journaliste et écrivain arménien d’Istanbul, admettant que la question
des massacres reste beaucoup plus explosive : «La population turque
n’a pas encore pris conscience du problème, et,dans un tel contexte,
imposer une solution de l’extérieur ne peut que susciterdes réactions
hostiles.»