Le Nouvel Observateur
Semaine du Jeudi 21 avril 2005
La longue marche de la reconnaissance
Ursula Gauthier
Il a fallu près de soixante-dix ans aux Nations unies et au Parlement
européen pour reconnaître officiellement le génocide des Arméniens.
Et dix ans de plus à la Russie, à la Grèce et à la France…
Il aura fallu attendre 1998 pour qu~Run ouvrage consacré à la Première
Guerre mondiale ~V «les Oubliés de la Grande Guerre», d~RAnnette Becker
(Noésis) ~V fasse une place au génocide de 1915. «Aujourd~Rhui, le
génocide des Arméniens est considéré comme un épisode central de la
Grande Guerre. Mais il y a quinze ans, aucun d~Rentre nous ne s~Ry
intéressait, se souvient Annette Becker. Et c~Rest seulement vers 1995
que le terme de “génocide” a fini par s~Rimposer dans la profession.
Avec le recul, cela paraît incroyable!» Quelle est la cause d~Rune si
longue éclipse? «Les historiens de la Grande Guerre se sont longtemps
focalisés sur les soldats. Verdun, la Somme, les tranchées… Il a
fallu qu~Rils s~Rintéressent, dans les années 1980, au sort des civils
pris dans les horreurs de la guerre, explique l~Rhistorienne. Il a
fallu, enfin, qu~Rils se tournent vers le front oriental.» Un no man~Rs
land académique… L~Rirruption du génocide oublié a déclenché une
foule de travaux sur les thèmes du trauma, de la survie, du
consentement à la violence ou du déni.
Pour des raisons plus évidentes, les études turques ont elles aussi
souffert de la même cécité: «Longtemps elles ont été contaminées par
les positions politiques nationalistes de la Turquie», analyse
Hans-Lukas Kieser (1). Mais aujourd~Rhui la majorité des turcologues
ont admis la réalité du génocide. Comme le Néerlandais Erik Zurcher,
qui vient de l~Rintégrer à la dernière édition de son classique
«Turkey, a Modern History» (Tauris, 2004). L~Rhistorien turc Taner
Akçam (voir encadré) en fait même le c~ur de son ~uvre. Certains,
moins courageux, évitent le sujet: il est vrai que ceux qui
s~Récartent des thèses turques s~Rexposent ~V le cas d~ROrhan Pamuk vient
de le démontrer ~V à un véritable appel au lynchage.
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La revendication de la reconnaissance n~Rémerge paradoxalement que
dans les années 1960. «Le crime avait été abondamment médiatisé,
condamné par les vainqueurs, rappelle le politologue Michel Marian.
De grands historiens comme Arnold Toynbee ou André Mandelstam
l~Ravaient étudié. Il ne faisait pas problème, contrairement aux
territoires que les rescapés rêvaient de récupérer. Les leaders
politiques de la diaspora n~Ront donc cessé de presser la SDN de créer
l~REtat arménien promis par le traité de Sèvres.» Seule l~REglise
arménienne, qui crée la commémoration du 24 avril, entretient alors
la mémoire de ce qu~Ron appelle en arménien «Yeghern» (Grande
Destruction).
Le second conflit mondial et la guerre froide mettent un point final
aux chimères territoriales. D~Railleurs l~Rintégration est réussie et
la deuxième génération ne rêve plus de retour au pays. Animée par
l~Rexigence de justice, elle se lance dans la longue «bataille des
instances internationales»: la sous-commission des Droits de l~RHomme
de l~RONU, en 1983, et le Parlement européen, en 1987, finiront par
reconnaître officiellement le génocide arménien. Les Etats suivront
avec retard: Russie (1995), Grèce (1996), Belgique (1998), Suède
(2000), France (2001), puis Suisse, Argentine, Canada, Pays-Bas…
Ces reconnaissances s~Rappuient sur les premiers travaux réellement
crédibles publiés dans les années 1980 par des universitaires
respectés. Vahakn Dadrian écume les archives accessibles ~V Ã
l~Rexception de celles, en Turquie, qui restent fermées aux chercheurs
non grata. «J~Rai décidé de travailler exclusivement sur les sources
des Ottomans et de leurs alliés, explique le professeur. J~Rai écarté
toutes les autres sources, y compris des pays neutres, afin de ne
prêter le flanc à aucune contestation.» Malgré la destruction des
preuves prévue dès l~Rorigine du projet, Dadrian administre néanmoins
une saisissante démonstration de sa nature génocidaire (2). Son ~uvre
bouscule les «Holocaust and genocide studies». Le thème dominant de
l~R«unicité de la Shoah» ~V qui a longtemps perturbé l~Rapproche du
génocide arménien ~V perd du terrain sans entraîner la banalisation
tant redoutée. En 2000, 126 éminents spécialistes de l~RHolocauste
(dont Elie Wiesel, Yehuda Bauer, Israel Charny) affirment la réalité
historique incontestable du génocide arménien.
La masse des sources disponibles est désormais impressionnante.
Publiées en 1995 par Ankara pour faire pièce aux accusations
arméniennes, les archives ottomanes, bien que partielles et formulées
dans un langage codé, sont une mine épluchée par tous les historiens
du génocide. «Croisées avec les rapports des divers consuls, les
témoignages des civils étrangers et les récits des survivants
collectés à chaud, elles permettent de dresser un tableau
extraordinairement précis des faits», explique Raymond Kévorkian.
Un photographe français, Bardig Kouyoumdjian (3), petit-fils de
rescapé, arpente les déserts syriens à la recherche des traces
ultimes de l~Ranéantissement. Les photos qu~Ril en rapporte,
déchirantes, ont réussi à ébranler l~Rhistorien Yves Ternon, qui
travaille pourtant sur la question depuis quarante ans (4). «Nous
avons accumulé les preuves. Il est largement temps que la Turquie en
prenne acte, s~Rexclame-t-il. Au lieu de quoi le déni frise l~Rabsurde:
la campagne qui se déchaîne actuellement prétend montrer qu~Ron s~Rest
trompé de coupables, que ce sont les Arméniens qui ont commis un
génocide à l~Régard des Turcs…»
(1) «The Armenian Genocide and the Shoah», Chronos (2002).
(2) «Histoire du génocide arménien», Stock (1996).
(3) «Deir-es-Zor», Actes Sud (2005).
(4) «Du négationnisme», Desclée de Brouwer (1999).
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