Turquie : le =?UNKNOWN?Q?g=E9nocide?= inavoue

Le Nouvel Observateur
Semaine du Jeudi 21 avril 2005

1915 : «Il faut liquider la question arménienne…»

Turquie : le génocide inavoue

Ursula Gauthier

Entre le printemps 1915 et l’automne 1916, plus de 1 million
d’Arméniens de Turquie ont été exterminés par les milices turques en
application d’un plan conçu par les dirigeants d’un Empire ottoman
menacé de désintégration. Près d’un siècle plus tard, forte de sa
position stratégique et de son poids démographique et politique, la
Turquie, qui n’a toujours pas reconnu sa responsabilité dans le
premier génocide du siècle, se borne à proposer à l’Arménie une
«commission d’enquête conjointe»

Sa grand-mère avait l’habitude de répéter: «Ce n’est pas des morts
qu’il faut avoir peur, mais des vivants.» Ces paroles, l’avocate
turque Fethiye çetin ne les a comprises que beaucoup plus tard, quand
la vieille dame lui a raconté les scènes d’épouvante qui hantaient
ses cauchemars. A l’âge de 9 ans, cachée dans un cimetière, elle
avait vu égorger tous les hommes du village, et jeter leurs corps
dans la rivière. Puis les femmes et les enfants avaient été obligés
de quitter leurs maisons. Ils avaient marché, terrorisés, affamés,
pouilleux et en guenilles, sous les coups de gendarmes qui les
poussaient vers les déserts de Syrie. Des soldats l’avaient arrachée
à sa mère, qu’elle n’avait plus jamais revue. Un policier turc
l’avait finalement recueillie, élevée dans la foi musulmane et mariée
à un Turc – le grand-père de Fethiye.

Dans les provinces orientales de Turquie, ces «Arméniens secrets»
portent un surnom – terrible – les «restes de l’épée». Quand on est
un reste de l’épée, un débris de massacre, on se cache. «Ma
grand-mère a mis plus de soixante ans pour me révéler qui elle était
vraiment et ce qu’elle avait vécu en 1915», regrette Fethiye.
Elle-même a mis trente ans pour trouver le courage de publier son
histoire. Paru en novembre 2004, «Ma grand-mère» a réveillé des
fantômes évanouis. Le livre en est déjà à sa cinquième édition.
Fethiye çetin espère que son pays va cesser d’occulter les pages
sombres de son histoire. Et que les sempiternelles arguties sur ce
qu’en Turquie on appelle le «prétendu génocide» laisseront place à
«un peu d’empathie» pour la vieille souffrance des Arméniens.
Publicité

Il n’est pas sûr qu’elle soit entendue. L’immense majorité des Turcs
n’ont que de vagues notions de leur propre histoire. Les dénégations
farouches des gouvernements successifs, la partialité des manuels
scolaires, la propagande omniprésente dans les médias, le silence des
rescapés et de leurs descendants, tout concourt au travestissement
des faits.

Les faits

Aux yeux de l’écrasante majorité des historiens, le doute n’est pas
permis: ce que les Arméniens de l’Empire ottoman ont subi pendant la
Première Guerre mondiale s’appelle un génocide. Ce «crime contre
l’humanité» – expression créée pour l’occasion en 1919, comme le
terme «génocide» sera inventé en 1944 – est décidé au sommet, par le
comité central du parti unique au pouvoir en Turquie, le CUP (Comité
Union et Progrès), et exécuté par une entité ad hoc, l’Organisation
spéciale. Grâce aux rapports des consuls allemands et autrichiens
(alliés) ou américains (neutres, présents jusqu’à leur entrée en
guerre en 1917), les chancelleries sont informées de la nature inouïe
des tueries. Des résidents étrangers – professeurs, médecins,
missionnaires… – publient également le récit des horreurs dont ils
ont été témoins. Malgré l’intense émotion de l’opinion
internationale, les puissances en guerre se contentent d’émettre des
mises en garde verbales.

1 million à 1 million et demi d’Arméniens seront tués entre le
printemps 1915 et l’automne 1916. Ils étaient environ 2 millions à la
veille de la guerre, la Turquie n’en recense plus que 60000 en 1927.
Ceux qui ont pu s’échapper se dispersent à travers le monde. Une fois
la population arménienne déracinée des terres ancestrales où sa
présence remontait à trois mille ans, l’Anatolie est «turquifiée».
Elle le restera, malgré la défaite de la Turquie en 1918.

Les racines du crime

Depuis le milieu du XIXe siècle, l’Empire ottoman, en proie à
l’agitation de ses minorités, est «l’homme malade de l’Europe». La
situation des non-musulmans, soumis à des discriminations, des abus,
des exactions, s’est dégradée. Travaillés par l’éveil du
nationalisme, Grecs, Serbes et Roumains arrachent leur indépendance.
Impuissante à enrayer le déclin, la majorité turque accuse les
chrétiens de l’intérieur – Grecs, Arméniens, Syriaques – de
connivence avec les puissances étrangères. Celles-ci ne se privent
pas d’intervenir et c’est sous leur pression que le sultan adopte des
réformes politiques. Mais la masse musulmane vit mal la fin des
privilèges. Chaque progrès vers l’égalité déclenche des pogroms. En
1895, 250000 Arméniens sont massacrés.

En 1908, l’arrivée au pouvoir de l’opposition libérale jeune-turque
laisse espérer une sortie de l’engrenage. Mais la désintégration de
l’Empire s’accélère. Les Jeunes-Turcs, qui rêvent de le rebâtir en
réunissant tous les peuples turcophones d’Asie centrale, se heurtent
à l’Arménie historique, à la charnière des Empires russe et ottoman,
et à ses habitants attachés à leur identité culturelle, linguistique
et religieuse.

L’entrée en guerre aux côtés des puissances de l’Axe tourne au
désastre (100000 soldats ottomans périssent). Les Arméniens de
l’Empire sont collectivement accusés d’être une cinquième colonne au
service de l’ennemi. La décision est prise: «Il faut liquider la
question arménienne par l’extinction de la race arménienne», résumera
en 1916 le ministre de l’Intérieur Talaat Pacha en réponse aux
protestations de l’ambassadeur allemand Wolff-Metternich.

Les méthodes

C’est une entreprise de destruction systématique qui se met en place.
On en connaît désormais les mécanismes grâce aux travaux – de plus en
plus nombreux depuis les années 1980 – d’historiens de toutes
origines, y compris turque. Les élites sont anéanties en premier, et
d’abord celles de Constantinople: 650 intellectuels et notables sont
arrêtés le 24 avril 1915, torturés pour leur faire avouer l’existence
d’un hypothétique complot et mis à mort. La communauté décapitée,
c’est au tour des conscrits. Ils sont séparés des autres soldats et
massacrés. Simultanément, tous les mâles de plus de 12 ans sont
raflés dans les provinces orientales et tués sur place. Fin mai 1915,
la totalité de la population mâle de la région a été anéantie.
Aussitôt la seconde phase est lancée: un ordre de «déportation»
générale vers les déserts de Syrie et de Mésopotamie est décrété fin
mai. Il concerne le reste de la population. Femmes, enfants, malades
sont regroupés en convois et poussés vers un destin atroce. Ils
seront la proie de bandits kurdes et d’escadrons de «Tchétés» – des
repris de justice recrutés par l’Organisation spéciale. Razzias,
vols, viols, carnages, les méthodes sont d’une bestialité extrême.
Les plus belles femmes et les enfants en bas âge sont enlevés pour
être vendus en esclavage. Seuls 10 à 20% des déportés parviennent en
Syrie, où ils finissent par mourir de faim, de maladie, d’épuisement.
Deux mois plus tard, le même plan est appliqué dans les provinces de
l’Ouest, bien qu’elles soient très éloignées du front: élimination
des élites puis déportations, cette fois en wagons à bestiaux, car un
chemin de fer relie Constantinople à Alep. Les déserts implacables de
Deir ez-Zor sont le cadre de la troisième phase de l’extermination,
gérée par une «sous-direction des déportés» basée à Alep et dépendant
de Talaat. 700000 déportés sont poussés d’un camp de concentration à
un autre – il en existe vingt-cinq le long de l’Euphrate -, chaque
étape les rapprochant un peu plus de la fin. En avril 1916, les camps
sont «nettoyés» un à un, les ultimes survivants supprimés par des
Tchétés venus du Nord.

Les procès

En 1918, la Turquie a perdu la guerre. Sous la pression des
vainqueurs, les responsables de l’extermination des Arméniens –
ministres, dirigeants du CUP, gouverneurs de province – sont jugés
par des tribunaux turcs. Des dépositions, des preuves écrites et
authentifiées aboutissent à plusieurs condamnations par contumace.
Seuls quelques seconds couteaux sont pendus. Les coupables en chef
seront retrouvés et exécutés par des militants arméniens. Talaat
Pacha, réfugié à Berlin, est abattu en 1922 par un rescapé, Salomon
Tehlirian. Largement médiatisé, le procès Tehlirian (qui se concluera
par un acquittement) joue un rôle déclencheur dans la prise de
conscience d’un certain Raphaël Lemkin. «Pourquoi l’assassinat de 1
million d’individus est-il un crime moins grave que celui d’un
seul?», se demande le futur juriste dans ses Mémoires, partiellement
publiés. Comment être capables à l’avenir d’inculper les Talaat, et
pas seulement les Tehlirian? La nécessité d’élaborer un nouveau
concept juridique qui permette de punir en droit les auteurs des
crimes de masse pousse le jeune étudiant à abandonner ses études de
linguistique pour le droit. Vingt-cinq ans plus tard, quand il
s’agira de demander des comptes aux responsables de la Shoah, c’est
la notion – et le terme – de «génocide» inventée par Raphaël Lemkin
qui permettra de les juger à Nuremberg et de formuler la Convention
de l’ONU de 1948.

La Turquie moderne

Le traité de Sèvres (1920), qui prévoit le démembrement de l’Empire
ottoman et la création d’un Etat arménien en Anatolie, reste lettre
morte. La victoire de la résistance nationaliste menée par Mustafa
Kemal sera consacrée par le traité de Lausanne (1923). La République
turque est née. L’Arménie indépendante tombe aux oubliettes. De
l’autre côté de la frontière, une minuscule République arménienne a
été soviétisée en 1920. Les Arméniens se retrouvent à nouveau piégés,
cette fois à l’intersection des deux blocs. Aux avant-postes du camp
occidental, la Turquie moderne a beau compter dans ses cabinets
ministériels d’anciens criminels du CUP, elle occupe une position
trop stratégique pour qu’on l’oblige à régler les comptes du passé.
Elle profite de cette impunité pour occulter avec constance le crime
enfoui sous ses fondations.

URSULA GAUTHIER

–Boundary_(ID_povs63MXJraTgXDL+c6GYg)–