Saladin ? Un politique

Le Figaro, France
May 4 2005

Saladin ? Un politique

Professeur honoraire de l’université Paris-IV-Sorbonne, Jacques Heers
est un spécialiste des croisades. Biographe (Marco Polo, Louis XI,
Christophe Colomb, Gilles de Rais…), il s’est aussi imposé en
rectifiant quelques idées reçues, notamment avec Le Moyen Âge, une
imposture, vérités et légendes. Il vient de publier Chute et mort de
Constantinople dans la collection «Pour l’histoire» chez Perrin.
Propos recueillis par Eric Biétry-Rivierre
[04 mai 2005]

LE FIGARO. – Qui était Saladin ?

Jacques HEERS. – Certainement pas un pacifiste. Cet ancien officier
kurde est avant tout un politique. Il est devenu le sultan du grand
royaume de Syrie et d’Egypte en jouant de multiples rapports de
forces. S’il a pu ménager les croisés, c’est quand il lui fallait
établir un statu quo utile d’abord pour lui. Songez aux déboires de
Richard Coeur de Lion en Angleterre : il ne fallait pas à cette
époque rester trop longtemps hors de ses terres, et au Caire cela se
passait très mal en son absence.

Au sein des croisés y avait-il des colombes et des faucons ?

Il y avait surtout les avertis et les inconscients. Les premiers
étaient souvent nés sur place, leur mode de vie s’était orientalisé
et ils entretenaient depuis longtemps des relations de voisinage.
Même si l’on ne connaît pas de cas de conversion ni d’un côté ni de
l’autre, il y a eu des mariages mixtes. Souvent avec des Arméniennes
chrétiennes, il est vrai. Les inconscients étaient les nouveaux
arrivants qui, ne connaissant pas le terrain, voulaient tout de suite
en découdre. Ou bien des durs à cuire comme Renaud de Châtillon. Lui
a passé quinze années dans les prisons d’Alep et ne songe qu’à
récupérer sa principauté d’Alep. Pour cela, il mènera une équipée
jusqu’aux portes de La Mecque.

En 1187 (Scott a quelque peu condensé l’histoire), Jérusalem tombe…

La bataille décisive avait eu lieu avant, à Hittin. Jérusalem n’était
alors qu’un bled de 20 à 30 000 âmes. Guère de commerce, pas
d’industrie, contrairement à Bagdad, Damas, au Caire ou à
Constantinople, bien sûr. La ville était à cause de cela peu
défendue. Ce ne fut pas un bain de sang, plutôt un vaste marchandage.
On négocia sans trop de mal la rançon des otages. Le plus important
est que les pèlerinages furent gênés. Après 1187 à Jérusalem
l’hostilité cessera dès qu’ils seront à nouveau possibles. Notez
qu’il faut à ma connaissance attendre le XVIe siècle pour trouver le
mot «croisade» dans les textes qui évoquent cette période.
Jusqu’alors on disait «pèlerinage».

Quelle était la principale faiblesse des croisés ?

Leur essoufflement démographique. Depuis la première grande
expédition franque, à peu près un siècle plus tôt, il y avait eu
beaucoup de morts dans des guerres qui furent plutôt une multitude de
petits combats ou d’échauffourées plutôt que de grandes batailles
rangées. On le constate dans les chroniques où il est souvent
question de veuves qui cherchent à se remarier. L’épouse de Renaud de
Châtillon avait, par exemple, été déjà mariée deux fois. On sait
également que si l’on parle de milliers de croisés, environ un
dixième était combattant. Les pauvres souffraient beaucoup. Quant aux
cavaliers, ils luttaient sans limite d’âge dès 17 ans. Et les plus
jeunes souvent côte à côte avec leur père quand il avait survécu.
Chose impensable aujourd’hui.

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