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Un Electron libre en son fief; Le systeme Devedjian a Antony

L’Express
23 mai 2005

Un électron libre en son fief; Le système Devedjian à Antony

par Lautrou Pierre-Yves

Entouré d’une poignée de fidèles mais sans véritable réseau, le
ministre délégué à l’Industrie fait de la politique de manière
atypique. Portrait de l’élu local des Hauts-de-Seine, qui ne
ressemble pas forcément au politique parisien…

Ce soir de janvier 2003, le Zéphyr est en ébullition. La grande salle
de Cayenne accueille les Assises des libertés locales, une série de
manifestations organisées en prélude au vote des lois de
décentralisation. Chauffé à blanc par la députée (PRG) Christiane
Taubira, le public guyanais gronde, tandis que des manifestants ont
franchi les cordons de sécurité. “On sentait le peuple en colère!” se
souvient l’un des participants. Dans l’arène surchauffée, les
officiels se sont levés, inquiets. Parmi eux, Patrick Devedjian,
alors ministre délégué aux Libertés locales. “Est-ce que vous voulez
que nous quittions la salle, monsieur le Ministre?” demande
l’officier de sécurité. “Non, répond, impassible, Devedjian. La
République ne recule pas dans ces conditions.”

L’anecdote illustre à merveille l’une des multiples facettes du
personnage complexe et tourmenté, capable de panache et de courage
qu’incarne le ministre, aujourd’hui délégué à l’Industrie. A 60 ans,
Patrick Devedjian reste un homme politique atypique. Longtemps
porte-flingue préféré de la droite dans l’opposition, il n’a décroché
son premier maroquin qu’en 2002, quinze ans après l’éclosion de sa
génération. Sans doute parce qu’il a rarement su renoncer au bon mot
qui fait mouche – y compris contre son propre camp. Sans doute,
aussi, parce qu’il ne s’est jamais vraiment constitué une écurie. “Il
ne désire pas, lui, être président de la République, voilà
l’explication, analyse l’un de ses plus proches collaborateurs. Sa
principale ambition, c’est de devenir garde des Sceaux.”

Le début d’un long règne Bref, Devedjian navigue en solitaire, libre,
un brin incontrôlable, sans véritable réseau ni soutien. “Devedjian?
Il n’est pas minoritaire, il est unique!” résume un familier des
arcanes de l’UMP. “Je fais de la politique pour les idées,
assure-t-il. Je n’ai pas de jouissance du pouvoir, je suis trop
sceptique.” Donc, les convictions – libérales et européennes –
d’abord: une posture qui donne l’épaisseur du bonhomme, et fixe ses
limites, aussi.

Mais derrière ce cousin quasi romantique de Cyrano – “Ne pas monter
bien haut, peut-être, mais tout seul!” – il existe un autre
Devedjian. Plus discret. Et bien différent. Ce Devedjian-là, il faut
aller le chercher loin des ors des ministères parisiens, de l’autre
côté du périphérique: voilà plus de vingt ans que, depuis son fief
d’Antony, le ministre de l’Industrie est l’incontournable patron du
sud des Hauts-de-Seine. Député maire (UMP) de la sous-préfecture
jusqu’à son entrée au gouvernement, président de la communauté
d’agglomération des Hauts-de-Bièvre depuis 2003, élu conseiller
général et vice-président du département en 2004, Patrick Devedjian,
malgré son agenda de ministre, garde un contact étroit avec sa ville.
“J’y suis attaché sentimentalement”, admet-il.

Il faut dire que sa conquête, en 1983, fut de haute lutte. Ceux qui y
ont participé en parlent, aujourd’hui encore, avec des trémolos dans
la voix. Patrick Devedjian y débarque six ans plus tôt, en novembre
1977, parachuté par le RPR, alors que la ville vient de tomber aux
mains des communistes. Le trentenaire est, à l’époque, un proche de
Charles Pasqua, dont il est l’avocat, et avec qui il a rédigé les
statuts du tout nouveau parti gaulliste. “On m’avait proposé
Levallois, Issy-les-Moulineaux, Aix-en-Provence, se souvient-il. J’ai
choisi Antony alors que je n’en connaissais que la Croix-de-Berny,
qui se trouvait sur la route de la prison de Fresnes…”

Battu aux législatives de 1978, puis aux cantonales de 1982 et aux
municipales de mars 1983, Devedjian parvient à faire annuler ces
dernières pour fraude. “La municipalité en place a été suspendue et
le Conseil d’Etat a ordonné que chacun des bureaux de vote soit
présidé par un magistrat, c’est un cas unique!” savoure-t-il encore.
La campagne de l’élection partielle qui suit, à l’automne, est
tendue, électrique, violente. “Tout ce que l’Ile-de-France comptait
de gros bras RPR et communistes s’était donné rendez-vous à Antony”,
se souvient un ancien élu socialiste des environs. Le soir du second
tour, quatre compagnies de CRS campent dans la ville! Patrick
Devedjian est élu avec 51,3% des voix. C’est le début d’un long
règne. En deux décennies, l’ancien avocat a tranquillement cultivé
son jardin alto-séquanais, sans le révolutionner: Antony, il est
vrai, n’est pas Issy-les-Moulineaux, avec ses hectares de friches
industrielles aux portes de la capitale. Longtemps cité-dortoir de
banlieue, la sous-préfecture s’est progressivement réveillée,
beaucoup d’efforts ayant été menés du côté de l’animation et des
commerces. Mais la population, passée de 54 000 à 59 000 habitants de
1979 à 1999, a peu augmenté. Et l’activité économique, si elle a
progressé – de 6 000 à 7 000 emplois de plus en vingt-deux ans –
n’est pas la priorité absolue. “Nous souhaitons accélérer le
développement, tout en préservant le caractère pavillonnaire et
tranquille d’Antony, explique Jean-Yves Sénant, l’actuel maire (UMP).
C’est notre ligne directrice depuis vingt ans.”

A sa manière, Patrick Devedjian résume son ambition d’une formule
toute simple: “J’ai voulu faire d’Antony une ville de province.” De
ce point de vue, la mission est plutôt accomplie. Et même s’il
subsiste, au sud, un grand ensemble dans le quartier du Noyer-Doré,
en phase de réhabilitation, la cité s’est progressivement
embourgeoisée. Pas de mutation sociologique tonitruante, cependant.
Non, la principale explication de sa longévité est ailleurs. Dans la
division historique et persistante de l’opposition antonienne,
d’abord (voir l’article page VI). Et dans la mise en place d’un
système de pouvoir local stable et efficace, ensuite.

Pour gouverner, Patrick Devedjian s’appuie sur ses “grognards”, la
dizaine de membres de son équipe présents depuis la “bataille de
1983”. Avec, en premier lieu, le maire, Jean-Yves Sénant, ancien
adjoint aux sports, qui a succédé à Raymond Sibille, un très proche
lui aussi, décédé en 2003. Fidèle et légitimiste, cet ex-cadre de la
SNCF assure “travailler en confiance” avec son adjoint aux finances
et ministre: “Je m’en réfère à lui pour les décisions stratégiques,
mais pour le reste, je suis libre.” “Il n’est qu’un relais, aux
ordres”, rétorque l’opposition.

Parmi les anciens de la première heure, il faut également évoquer
“Milou” Marlet, patronne du café des Sports, troisième adjointe au
maire, chargée des relations avec les commerçants et les artisans, et
Jean-Paul Dova, quatrième adjoint, chargé de la vie économique, mais,
aussi et surtout, deuxième vice-président du conseil général et
patron de l’office départemental des HLM. Même si les relations entre
les deux hommes se sont aujourd’hui quelque peu distendues. Patrick
Devedjian peut aussi s’appuyer sur l’administration municipale.
Ainsi, Gérard Bensaïd, le directeur général des services, en poste
depuis quinze ans, est considéré comme “très loyal”. Les temps ont
changé, mais la carte du RPR fut, dans les années 1980, le meilleur
sésame pour décrocher un job à l’hôtel de ville: “Il a toujours un
gars à lui quelque part, remarque, presque admiratif, André Aubry,
l’ancien maire communiste, encore conseiller municipal. Dévoué corps
et me, mais pas forcément compétent.”

Séducteur à Paris, dur dans son fief Les collaborateurs de la garde
rapprochée, quant à eux, se comptent sur les doigts d’une main.
Pendant près de vingt ans, Brigitte Gayet, débauchée à la mairie de
Paris, fut son inamovible directrice de cabinet. “Tout passait sous
ses fourches Caudines, se souvient une ancienne de l’équipe
municipale. Elle a donné sa vie à Devedjian!” Elle l’a d’ailleurs
suivi au ministère des Libertés locales, tout comme Catherine
Guillemin, sa secrétaire particulière. Et c’est Agnès Doitrand,
rédactrice au magazine municipal puis chef de cabinet, qui a été
promue au cabinet du ministre de l’Industrie en remplacement de
Brigitte Gayet, partie au conseil général. Ce sont les seuls
“transferts” d’Antony aux ministères. Enfin, pour ne pas perdre le
contact avec la mairie, Devedjian a choisi de confier les jobs
stratégiques de direction du cabinet et de la communication à une
femme de confiance: la sienne! (voir le portrait page VIII). Sophie
Devedjian, officiellement nommée en 2002, est une pièce maîtresse du
dispositif.

Sorti du territoire de sa ville, le patron des lieux n’a cependant
pas su se créer de réseaux parmi les élus des communes environnantes.
C’est une constante: à Paris comme autour d’Antony, les
“devedjianistes” n’existent pas. Philippe Pémezec, maire UMP du
Plessis-Robinson, fut l’un des premiers chefs de cabinet de Patrick
Devedjian, au début des années 1980. Mais les deux hommes n’ont
jamais réussi à s’entendre, Pémezec s’affichant avant tout comme un
farouche pasquaïen. Les relations avec Georges Siffredi, ancien
suppléant de Devedjian et ex-directeur de la Semava, la société
d’économie mixte de la ville, et désormais député maire UMP de
Chtenay-Malabry, sont meilleures. Son soutien à la liste dissidente
de Charles Pasqua – dont il est, lui aussi, très proche – lors des
dernières élections sénatoriales a cependant jeté un froid entre les
deux hommes. Quant aux autres édiles des communes avoisinantes, aucun
ne peut se targuer d’une entente franche et cordiale avec Patrick
Devedjian. Surtout pas Jean-Noël Chevreau, maire UDF de
Bourg-la-Reine, contre qui il s’est présenté, sans états d’me, lors
des cantonales de 2004… (voir l’article page VII).

C’est la face cachée du bonhomme: séducteur et charmeur à Paris,
Devedjian se révèle un dur dans son fief. “Si l’on n’est pas avec
lui, on est contre lui”, explique Jean-François Homassel, dissident
PS, élu de l’opposition. “Il admet difficilement que la critique
puisse être constructive, constate cette élue de droite. Pour
discuter normalement avec lui, il faut aller à Paris.” Résultat, dans
sa ville, il fait peur à beaucoup. Et le récent rappel de son
engagement de jeunesse à l’extrême droite n’arrange pas sa réputation
(voir l’interview de Frédéric Charpier page VII). A gauche comme à
droite, ils sont, du coup, peu nombreux à accepter de témoigner
publiquement. Car, si tous louent son intelligence, sa culture, son
énorme capacité de travail, tous, aussi, soulignent sa brutalité. “Il
préfère l’affrontement au compromis”, constate Pascale Le Néouannic,
chef de file du PS local. “Il est capable d’être très violent,
presque grossier, voire insultant”, assure Françoise Colmez,
présidente de Défi pour Antony, conseillère municipale d’opposition.
“Je pense être plutôt gentil avec mes adversaires, ironise
l’intéressé: je gagne tous mes procès, mais je ne fais pas exécuter
les condamnations.”

A droite aussi, on évoque à mi-mot ses colères, presque légendaires.
“Son seul défaut, c’est qu’il peut être froid et cinglant, regrette
Georges Siffredi. Du coup, ça marque plus.” Les plus fervents des
supporters de Patrick Devedjian expliquent cette double personnalité
par un parcours personnel fait de ruptures: l’importance de ses
racines arméniennes (voir l’encadré page III), la perte, très jeune,
de sa mère, les années au pensionnat, son “aventure” à Occident…
Même à gauche, on l’admet: “C’est un écorché vif, à fleur de peau, un
type pour qui la vie est un combat”, remarque Jean-François Homassel.

Une trajectoire qui éclaire une autre facette du personnage: son
pessimisme. “Ce qui me frappe le plus chez lui, c’est son détachement
par rapport à son action”, souligne le politologue Dominique Reynié,
qui l’a beaucoup suivi lors de la préparation des lois de
décentralisation. Patrick Devedjian ne devrait pas le contredire. Lui
qui confie régulièrement qu’il a réussi l’essentiel: “J’ai quatre
fils, juste ce qu’il faut pour porter mon cercueil.”

Tavakalian Edgar:
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