Liberation, France
jeudi 02 juin 2005
Livres
Histoire
Memoires armeniennes
Quatre ouvrages sur le genocide de 1915 montrent comment les
massacres furent planifies par l’Empire ottoman.
Par Marc SEMO
Victor Berard
La Politique du Sultan. Les massacres des Armeniens : 1894-1896 Le
Felin, 150 pp., 17, 95 ~@.
Peter BalaFkian
Le Tigre en flammes ; le genocide armenien et la reponse de
l’Amerique et de l’Occident Phebus, 502 pp., 22,50 ~@.
Annick Asso
Le Cantique des larmes. Armenie 1915, paroles de rescapes du genocide
La Table Ronde 291 pp., 21 ~@.
Bardig Kouyoumdjian et Christine Simeone
Deir-es-Zor. Sur les traces du genocide armenien de 1915
Actes-Sud/France Inter, 125pp. 22 ~@.
e martyre des populations armeniennes de l’Empire ottoman a commence
au moins vingt ans avant les deportations et les tueries
systematiques de 1915-1916 qui firent au moins un million de morts.
Les historiens s’accordent a dire aujourd’hui que ce fut le premier
genocide du XXe siècle. Meme en Turquie, le tabou se fissure et une
partie des intellectuels commencent a examiner cette page sombre du
passe alors qu’Ankara ne reconnait officiellement que 350 000
victimes et nie le caractère planifie du carnage. Parmi les nombreux
livres publies a l’occasion du 90e anniversaire du genocide se
detache notamment le recit de Victor Berard (1864-1931). Ce brillant
helleniste, fin connaisseur de l’Empire ottoman, raconte la genèse
dans les annees 1890 quand commencèrent les massacres aussi bien en
Anatolie orientale qu’a Istanbul de cette population chretienne
jusque-la plutôt privilegiee dans l’administration imperiale et
appelee “la nation fidèle”. Alors que la Russie avancait ses pions en
Transcaucasie et que naissaient les premiers groupes nationalistes
revolutionnaires armeniens, le paranoïaque sultan Abdul-Hamid II
lanca les persecutions.
L’ecrivain francais dresse un extraordinaire portrait de cet
autocrate sanguinaire, “devenu sultan par la grâce du meurtre et des
complots”, vivant perpetuellement dans la peur “qui l’a rendu prudent
et reflechi, finassier et cauteleux”. Victor Berard, qui connaît bien
la capitale de l’Empire, enquete sur les tueries de 1896 et note :
“Les massacres n’ont rien eu d’un mouvement populaire. Tout etait
prepare d’avance, assommeurs et bâtons, mouchards et charrettes. Tout
a marche et tout s’est arrete au premier signal. Tous ont respecte la
consigne : “le Maître (le sultan, ndlr) a permis de tuer les
Armeniens”.” Ce fut encore pire dans les provinces de l’Asie mineure
où, selon ses estimations, entre 1894 et 1896, “plus de 300 000 etres
humains ont ete tues car outre les assommades publiques, les
fusillades en bloc et les massacres a la lance et au sabre (…),
combien de femmes, d’enfants et de vieux crevant de misère et de faim
dans les champs non cultives et dans les villages infestes par
l’odeur des cadavres?”. Ces tueries annoncaient celles a venir.
“Les horreurs hamidiennes servirent l’idee que l’on pouvait massacrer
en toute impunite”, assure l’historien americain Peter Balakian,
soulignant que malgre l’indignation de la presse europeenne et
americaine, les chancelleries occidentales n’ont rien fait : “Cette
absence de reaction et de sanction politique laissa la voie libre au
sultan et la societe turque s’engagea dans une culture du massacre
qui deshumanisa les Armeniens au fil d’un processus evolutif qui
aboutira au genocide de 1915.” En 1908, Abdul-Hamid II fut depose et,
après une brève parenthèse democratique, l’Empire fut repris en main
par les très nationalistes “jeunes-turcs” du Comite Union et Progrès
qui renforcèrent l’alliance avec Berlin et Vienne. Ils entrèrent en
guerre a leurs côtes, mais cette aventure fut rapidement un fiasco.
Panique par l’avance tsariste et de possibles soulèvements des
Armeniens, qui voyaient les Russes comme des liberateurs, le
gouvernement “jeune-turc” decida de resoudre de facon definitive le
problème. Et ces horreurs ne restèrent pas limitees a l’Anatolie
orientale.
“Les conditions de la presente guerre ont ete utilisees par le Comite
Union et Progrès pour resoudre la question armenienne”, notait
cyniquement Max Erwin von Scheubner-Richter, vice-consul allemand a
Erzurum, ville de l’Est au coeur de la tragedie. Selon le livre
passionne de Peter Balakian, ces massacres se sont deroules devant de
nombreux temoins occidentaux, notamment americains, presents sur
place comme missionnaires ou enseignants. “La destruction de la race
armenienne progresse a grands pas”, note, desespere, l’ambassadeur
americain Henry Morgenthau dans un telegramme de septembre 1915. Le
New York Times consacra cette annee-la 145 articles, soit un tous les
deux jours et demi, a ces massacres, “organises par le gouvernement”
et evoquant “une campagne d’extermination systematique”. Les
autorites americaines ne firent pourtant pas grand-chose et entrèrent
finalement en guerre contre l’Allemagne et l’Autriche, mais pas
contre l’Empire ottoman, en esperant ainsi pouvoir continuer a
envoyer des aides d’urgence aux populations armeniennes. Cela ne fut
pas de grande utilite.
Bien que planifies par au moins une partie du gouvernement, les
massacres se deroulèrent dans le chaos. Les elites etaient eliminees
les premières par les gendarmes ou les “tchetes-tchetas”, ces tueurs
de l’Organisation speciale recrutes parmi les criminels. Ils
s’occupaient ensuite des autres hommes. Les rescapes de ces tueries,
pour la plupart des femmes et des enfants, partaient a pied en
longues colonnes sans cesse pillees et massacrees tout au long de cet
interminable exode vers la Mesopotamie. Les attaques etaient menees
par des bandes kurdes mais aussi par des Tchetchènes ou des
Circassiens qui se vengeaient sur les Armeniens des horreurs
infligees aux leurs par les Russes. Ce calvaire est raconte dans les
temoignages recueillis dans les bibliothèques ou dans des archives
familiales par Annick Asso “en hommage aux centaines de milliers de
morts restes sans sepulture”.
Les deportes qui echappèrent aux tueurs, aux maladies et a la mort de
faim arrivèrent jusqu’aux camps de Syrie, dont Deir-es-Zor. “Dans
cette region ont eu lieu les derniers massacres alors que
gouvernement jeune-turc avait accompli la tâche qu’il s’etait
assigne. Ici ce fut le terminus pour un peuple”, ecrit Christine
Simeone, decrivant comment “les Tchetchènes les depouillaient du peu
qui leur restait avant que les Bedouins ne les achèvent”. Elle a
accompagne le photographe Bardig Kouyoumdjian qui a parcouru ce bout
de desert et rencontre les enfants et petits-enfants des orphelins du
genocide recueillis par les Bedouins, souvent de force. “Visages
d’aujourd’hui descendant des enfants du desert, depouilles de leur
armenite, d’une identite dechiree reduite a des lambeaux de recit,
une image pieuse, un objet symbolique”, ecrit dans la preface
l’historien Yves Ternon evoquant “ces dernières mains tendues d’un
passe qui s’engloutit”.
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