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AZTAG: Bleus, beautes et maquillage: Une interview d’Elif Shafak

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“Bleus, beautes et maquillage”
Une interview d’Elif Shafak

Par Khatchig Mouradian
Traduction Louise Kiffer

Elif Shafak dit dans cette interview: ” les bleus et le maquillage”
est une metaphore que j’emploie pour decrire l’obsession moderniste
turque “Notre image aux yeux du monde occidental”. L’elite aime a
prouver aux Occidentaux combien les Turcs sont occidentalises et
modernises. Cependant quand elle en vient a une lecture critique du
passe, cette meme elite est indifferente, sinon ignorante.

C’est cette indifference et cette ignorance qu’Elif Shafak, que “The
Economist” considère etre “bien placee pour concurrencer Mr. (Orhan)
Pamuk en tant qu’importante romancière contemporaine de Turquie,
essaie d’affronter. Elle ne croit pas a “l’apparence exterieure”
decevante et suggère que la Turquie enlève son maquillage “pour voir
a la fois ses beautes et ses bleus du dessous”.

Elif Shafak est nee a Strasbourg, France, en 1971. Après avoir
passe son adolescence en Espagne, elle est retournee en Turquie,
elle a passe sa licence de Relations Internationales a l’Universite
Technique du Moyen Orient, et a obtenu son doctorat en 2004 du
Departement des Sciences Politiques de la meme universite. Elle
a enseigne a l’Universite de Bilgi a Istanbul et a l’Universite du
Michigan. Actuellement, elle est professeur assistante au Departement
des Etudes du Proche Orient a l’Universite de l’Arizona.

Elle a publie cinq romans: “Pinhan” (1997), “Sehrin Aynalari” (1999),
“Mahrem” (2000) , “Bit Palas” (2002), et “The Saint of Incipient
Insanities” (Farrar, Straus & Giroux, 2004), son premier roman en
anglais, traduit aussi en turc sous le titre “Araf”.

Ce n’est pas seulement comme romancière qu’Elif Shafak concurrence
Orhan Pamuk, mais aussi comme une personne qui se prepare a “faire
parler le silence”. Bien que certains en Turquie considèrent ceux qui
essaient de demaquiller la Republique turque comme des “donneurs de
coups de couteaux dans le dos ” ce sont les intellectuels comme Elif
Shafak qui vont entraîner le pays a affronter son passe et a faire
face a l’avenir.

Khatchig Mouradian – Heraclite dit: “Rien ne dure que le
changement”. En tant que personne avec des “itineraires incessants”
qui voit la vie “comme un voyage perpetuel où il n’y a ni destination
finale, ni desir d’en trouver une”, et en tant qu’ecrivain dont les
heros sont souvent sujets a des metamorphoses, comment expliquez-vous
votre implication dans le changement ?

Elif Shafak – A la naissance, nous naissons tous avec une certaine
idendite – que ce soit en termes de religion, de nationalite, de sexe,
etc.Notre nom nous est donne, ainsi que notre habitat et quelquefois
meme notre vision du monde. La question est celle-ci: en vivant la vie
que nous devons vivre, allons-nous mourir dans la meme travee, dans la
meme identite ? Ma reponse a cette question est: non. Je suis intriguee
par les metamorphoses. Je ne suis pas une sedentaire. Quoi que je sois,
je suppose que je suis une nomade. Cette sorte de nomadisme n’a pas
ete mon choix au debut, mais par la suite c’est devenu quelque chose
que j’ai deliberement, consciencieusement choisi.

Je suis nee en France, j’ai ete elevee par une mère celibataire, j’ai
eu deux grand’mères totalement differentes, avec deux comprehensions
totalement differentes de l’Islam, j’ai voyage de long en large a
travers differentes villes et differents pays, a chaque fois le cadre
changeait profondement, le sol sous mes pieds etait toujours sujet
a changement et la vie etait une serie de ruptures soudaines. J’ai
passe mon enfance en Espagne, j’ai fait les cent pas entre Amman
en Jordanie, Cologne en Allemagne, Ankara, et puis Istanbul.Ensuite
Boston, le Michigan, l’Arizona. Je vis maintenant dans deux endroits
en meme temps: l’Arizona d’une part, et Istanbul d’autre part. La seule
continuite qui a existe dans ma vie, le seul bagage qui m’a accompagne
partout où j’ai ete, ce fut mon ecriture, ce furent mes livres..

Transformation et transcendance sont au cour de mes livres. Je pense
que le livre et la pensee soufie comportent quelque chose de profond
en commun. Pour tous les deux la transformation et la transcendance
jouent un rôle de pivot. Pour moi, le livre n’est pas la capacite de
raconter son histoire aux autres, mais la capacite de faire siennes
les histoires des autres, et de votre histoire la leur.

J’ai des racines mais je ne suis pas enracinee. Selon le recit
islamique, un arbre vit dans les cieux la-haut. Il s’appelle
Tuba. C’est un arbre qui a la tete en bas et ainsi ses racines sont
en l’air. Parfois, je pense que mes livres sont une quete perpetuelle
du Tuba.

K.M.- Contrairement aux racines du Tuba dans le ciel, nos racines
terrestres peuvent etre frappees de honte et de souffrance, et c’est
pourquoi nous, etres humains, desirons sans doute les laisser sous
le sol. Il se peut que nous soyons fiers de nos racines, mais il est
rare que nous les revelions entièrement. Le livre peut-il porter les
fruits de la transformation, de la transcendance, et aussi du tuba
(la beatitude) ? Rend-il les lecteurs moins enracines, moins deracines,
et plus ouverts a leurs propres histoires et a celles des autres ?

E.S. – Le conflit entre la representation d’une identite particulière
et la question de l’essence meme des politiques d’identite est celle
qui m’intrigue profondement. Je me sens un peu tiraillee entre les
deux parce que suis une nomade, mais une nomade politique.

Ensuite, il y a un autre dilemme: ceux qui cherchent a effacer le
passe, a debarrasser leur memoire, en d’autres termes orientes vers
l’avenir, et puis ceux pour qui le passe determine les paramètres
de base, en d’autres termes orientes vers le passe. Je ne crois pas
que ce soit un dilemme qui puisse etre surmonte par le raisonnement
seul. Les opinions politiques internationales d’aujourd’hui n’aiment
pas l’ambiguïte. Les opinions politiques n’aiment pas l’ambivalence.
Pourtant l’univers de l’art, le monde de la fiction, necessite des
ambiguïtes, des flexibilites. Il faut qu’il soit fluide. Seulement
alors, le livre peut porter les fruits de la transformation et de
la transcendance. On a besoin d’etre deracine afin de ressentir
de l’empathie, a defaut de rapport, avec les histoires des autres,
au moins jusqu’a ce que le livre soit acheve, on a besoin de faire
un pas hors de sa zone d’existence.

Aux USA, par exemple, il y a une tendance a attribuer une fonction
a la fiction, comme si chaque livre devait avoir une fonction. De
meme, si par hasard vous etes “une femme ecrivain du Moyen Orient”
alors on attend de vous que vous ecriviez sur les “femmes du Moyen
Orient”. Votre identite passe avant la qualite de vos livres, ce que
je trouve très deroutant. En fait, je trouve cette attente pleine de
compassion extremement defavorable a la fiction. La fiction pour moi
n’est pas le recit de ma propre histoire mais la possibilite de ne
pas etre moi-meme.

En meme temps, je dirais que je ne suis pas en train de propager
une fiction consacree a des considerations politiques. Au contraire,
la relation entre les idees esthetiques et politiques est pour moi
d’un profond interet.

“Politique et esthetique” ne se marient pas facilement, mais en tant
que romancière turque, je ne pense pas avoir le luxe d’etre apolitique
dans ce monde; En consequence, la fluidite ou la flexibilite ne
signifie pas etre apolitique, au contraire, elle entraîne un choix
politique et une tendance a l’empathie.

K.M. – Dans l’un de vos articles d’opinion vous dites: “Alors qu’il
est probablement vrai que beaucoup d’Occidentaux doivent regarder
de plus près les accomplissements remarquables de la Turquie et
sa recherche inhabituelle historique d’une reponse a la question
vitale de la compatibilite de l’Islam avec la democratie occidentale,
de nombreux Turcs, a leur tour, doivent demaquiller leur figure et
commencer a admettre les bleus restes dans leur histoire”. Pouvez-vous
nous parler de ces bleus ?

E.S. – les bleus et le maquillage” est une metaphore que j’emploie
pour decrire l’obsession moderniste turque “Notre image aux yeux du
monde occidental”. L’elite aime a prouver aux Occidentaux combien les
Turcs sont occidentalises et modernises. Cependant quand elle en vient
a une lecture critique du passe, cette meme elite est indifferente,
sinon ignorante.

La modernisation de la Turquie s’est faite en parfait accord avec la
transformation d’un empire multiethnique, multilingue, multireligieux,
en un Etat-nation turc soi-disant homogène. Ce processus est rempli
de traumas, de pertes, et de souvenirs douloureux dont un grand nombre
ont ete quelque peu effaces de notre memoire collective.

Nos lignees familiales, si vous remontez plusieurs siècles en arrière,
seraient probablement multiethniques, mais l’ethnologie est une source
de suspicion si l’on choisit d’en parler sur la place publique. On
peut etre qui on veut dans sa vie privee, chez soi, mais dans le
domaine public on doit seulement etre un Turc. Cette distinction
entre la sphère privee et la sphère publique est pour moi d’un très
grand interet.

Autrefois, cette societe etait si heterogène au point de vue
ethnique qu’aussitôt après 1923 nous nous sommes habitues a agir
et a penser comme si nous etions maintenant un tout homogène. Ce
qui est interessant a propos du nationalisme turc, c’est qu’il se
fie beaucoup aux mots, plutôt qu’au sang, aux genes ou a la race,
comme le font les autres types de nationalisme dans d’autres pays.

Pour le nationalisme turc, on peut etre kurde, armenien, serbe.ca
revient au meme tant qu’on prononce les mots:” Qu’il est heureux
celui qui s’appelle un Turc !” C’est la une caracteristique très
interessante de l’identite nationale turque. Quoi qu’on dise, quoi
qu’on fasse, en d’autres termes, c’est toujours l’apparence exterieure
qui est essentielle.

C’est ce souci de “l’apparence exterieure” que je trouve très
penible. A la place, je suggère ce demaquillage pour voir a la fois
les beautes et les bleus au-dessous, a la fois les beautes et les
atrocites du passe. Il y a les taches et les cicatrices restant de
la transition d’un empire multiethnique a un etat-nation soit disant
monolithique. La perte de l’heritage cosmopolite et de la structure
multiethnique est une perte culturelle, sociale, economique, politique
et une enorme perte morale pour la Turquie, et pour les prochaines
generations qui vont etre elevees sans la connaissance de cette perte.

K.M. – Est-ce pour regagner une partie de la connaissance de
cette perte que vous etes en train de “preparer un projet sur les
“Histoires orales des Femmes concernant l’Amnesie collective: les
Recits des Grand’mères armeniennes, turques et grecques “?Pourquoi
les citoyens de la Republique turque au 21ème siècle “ont-ils besoin
d’ecouter les souvenirs supprimes des grand’mères turques” concernant
“les atrocites. que les Turcs ont commises envers les Armeniens”
il y a un siècle dans l’Empire ottoman, par exemple ?

E.S. – Tout le debat sur le passe turco-armenien est profondement
politise et polarise aujourd’hui. Il est aussi obsede par les documents
et les archives ecrites. Or, je pense que la culture orale est tout
autant valable. Comme conteuse, je m’interesse en premier lieu a ces
histoires-la. Les histoires dont les vieilles femmes de Turquie se
souviennent encore. Dans beaucoup de familles aujourd’hui, il y a des
vieilles femmes qui se rappellent les atrocites commises envers les
Armeniens dans le passe, je pense que c’est specialement valable de
ressortir cette accumulation de connaissance. C’est une autre source
de savoir.

Ce ne sont pas seulement les atrocites du passe, mais aussi les
beautes du passe que nous pouvons decouvrir dans ce filon, car
plusieurs de ces vieilles femmes avaient des voisines, des amies;
elles ont des souvenirs. La Question armenienne est le combat de
la memoire contre l’amnesie, et je crois que nous avons besoin des
souvenirs des grand’mères plus qu’autre chose, car elles ne sont pas
aussi politisees ou polarisees que les historiens ou les politiciens
le sont aujourd’hui.

K.M. – Vous referant a l’annulation de la conference d’Istanbul qui
devait debattre de la thèse de l’Etat sur la Question armenienne, vous
dites dans un article intitule “Alors, j’ai donne un coup de couteau
dans le dos a la Nation ?” “Si nos politiciens perspicaces n’etaient
pas intervenus a la dernière minute, j’aurais failli m’arreter de
prononcer des affirmations très prejudiciables”. Votre presentation
devait etre sur la poetesse Zabel Yessayan. Voulez-vous maintenant
donner un resume de ce texte “très prejudiciable” et “coup de couteau
dans le dos” que vous alliez presenter ?

E.S.- Ma presentation a la conference d’Istanbul allait etre sur Zabel
Yessayan. Je suis fascinee par sa vie et son ouvre et je pense que
c’est dommage que les intellectuels turcs d’aujourd’hui ne sachent
rien d’elle. De meme, nous ne savons presque rien des intellectuels
armeniens de la dernière epoque ottomane.

Plus significative peut-etre est la question suivante: pourquoi
l’elite du gouvernement turc etait-elle si perturbee par les ecrits
des intellectuels armeniens ? Pourquoi a-t-elle voulu faire taire
leurs voix ? Pourquoi les poètes, les romanciers, les journalistes
etaient-ils juges dangereux ? Comment et pourquoi pensait-on que
l’ecriture etait dangereuse ? Voila les questions que je projetais
de soulever a la conference.

Aujourd’hui en Turquie peu de gens savent qu’avant le debut de
la deportation, une liste de 240 intellectuels armeniens etait
concoctee par le gouvernement, une liste d’esprits dangereux ! de
plumes dangereuses ! Parmi eux se trouvaient de nombreux artistes et
ecrivains. C’etait ceux de cette liste que l’Etat voulait supprimer
et reduire au silence. Zabel Yessayan semble etre la seule femme de
cette liste.

C’est une vieille tactique de pouvoir et de domination. Si l’on
veut avoir le contrôle et imposer la contrainte a une population
minoritaire, il faut d’abord et avant tout contrôler et contraindre
son intelligence, ses intellectuels, ses penseurs. L’elite ottomane
semble avoir pris ces mesures.

Si nous pouvons comprendre la liste des intellectuels armeniens de
1915, je l’espère, nous intellectuels turcs de 2005 pourrons mieux
comprendre, reconnaître et deplorer l’injustice commise envers la
minorite armenienne, et la dynamique du pouvoir derrière ce processus
historique.

–Boundary_(ID_atHBSLE6AoCr4oLMsJOrmg)–

Chatinian Lara:
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