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Liberté d’expression, ouverture d’esprit, et déni du génocide arménien.
Une interview d’Henry Thériault
Par Khatchig Mouradian
Traduction Louise Kiffer
Le Professeur Henry Thériault a reçu son B.A. (licence d’histoire)
à l’Université de Princeton, et le Ph.D.( doctorat de philosophie)
à l’Université de Massachusetts. Il travaille comme professeur
associé de philosophie et coordonne le Centre pour L’Etude des
Droits Humains au Collège d’Etat de Worcester (Massachusetts, USA)
Les centres d’intérêt de ses recherches comportent le génocide,
le nationalisme et la philosophie de l’Histoire.
Henry Thériault s’est rendu à Beyrouth en avril 2004, à l’invitation
du Libanese Armenian Heritage Club de l’Université américaine de
Beyrouth. Il a prononcé des conférences publiques à l’Université
américaine de Beyrouth, à l’Université Haïgazian, à la Salle Hagop
Der Melkonian, et au Catholicossat arménien de Cilicie. Malgré son
emploi du temps très chargé, il s’est arrangé pour réserver un peu
de temps pour une interview, qui s’est terminée par une discussion
très animée. Extraits:
Aztag – Etant spécialisé en philosophie, vous apportez un point de
vue nouveau à l’étude du Génocide arménien. Cela est évident d’après
les quelques textes que vous avez déjà publiés, ainsi que d’après
vos conférences. De quelle façon la philosophie peut-elle être utile
à l’étude du génocide et du meurtre de masse ?
Henry Thériault – Une question où une telle approche est nécessaire
est celle du déni. Les gens répondent souvent au déni au niveau
de la présentation des faits. Cependant les négationnistes ne
s’appuient vraiment jamais sur les faits, ils essaient de manipuler
un auditoire cible et lui font voir les réalités du monde d’une
façon qui n’est pas exacte. Pour arriver à leurs fins, il y a un
certain nombre de techniques que les négationnistes emploient. Par
exemple ils introduisent l’idée que toutes les perspectives d’un
événement historique sont également valables. Et si vous présentez
aux négationnistes un point de vue sur un événement historique, vous
affirmez les faits, et vous finissez par entrer dans un débat sur
les faits qui comptent et ceux qui ne comptent pas. A mon avis, vous
ne pouvez presque jamais l’emporter dans ce débat. Un négationniste
peut toujours rejeter n’importe quel fait dont vous parlez, n’importe
quel document que vous produisez, si fondée que soit la preuve, ça
ne l’intéresse pas. Le négationniste peut toujours rebondir et vous
vous retrouvez dans une bataille qui n’en finit pas sur les faits, une
bataille durable, et le résultat final est une sorte d’impasse dans
laquelle n’importe quel fait historique que vous essayez de prouver
n’est jamais réellement prouvé. Dans le cas du Génocide arménien
par exemple, les négationnistes turcs présentent parfois exactement
les mêmes arguments encore et encore à de nouveaux auditeurs. Les
arguments peuvent être discrédités, ils peuvent être complètement faux,
et pourtant, à chaque fois qu’ils les produisent, ils sont pris au
sérieux, encore et encore, et vous avez à mener ce combat indéfiniment.
Aztag – Vous avez dit cela d’une façon très nette lorsque vous
avez dit, dans l’une de vos conférences à Beyrouth qu’il n’est pas
important pour les négationnistes que les gens croient à ce qu’ils
disent, l’important pour eux est que les gens ne croient pas à ce
que les Arméniens disent.
Henry Thériault – Exactement. Ils créent une situation où la
vérité n’est pas claire; pour un négationniste, c’est une victoire
! L’auditoire n’a pas besoin de croire à l’une ou l’autre version. Je
trouve que l’affirmation avancée par quelques négationnistes extrêmes,
selon laquelle les Arméniens auraient commis un génocide en tuant
des Turcs et autres Musulmans, est très frappante. Si quelqu’un
ayant une connaissance de base de l’histoire considère seulement
le nombre d’Arméniens qui étaient dans l’Empire Ottoman, et quelle
possibilité d’accès aux armes ils avaient, la notion selon laquelle
des Arméniens auraient commis un génocide devient absurde. Mais quand
les négationnistes prétendent cela, les gens se disent: “Les Arméniens
disent que les Turcs ont commis un génocide envers eux, les Turcs
disent que les Arméniens ont commis un génocide envers eux. Ces deux
groupes se haïssent, et qui sait laquelle est la vérité, et laquelle
ne l’est pas, on ne peut s’engager dans aucun des deux côtés”.
Comme je l’ai dit, il y a aussi des choses comme l’appel à la libre
expression. Les négationnistes insistent pour que chaque opinion
soit entendue et prise au sérieux, quelle qu’elle soit. L’un des
problèmes aux USA est que les gens sont très simplistes au sujet de
la libre expression. Chaque opinion doit être entendue ne signifie
pas que toutes les opinions doivent être également prises au sérieux,
et qu’arrive-t-il quand ces personnes commettent cette erreur ? Elles
se disent: “Oh, voici une opinion, et voilà aussi une opinion. Je veux
être large d’esprit, et les prendre toutes les deux au sérieux”. C’est
très bien si vous parlez de problèmes politiques compliqués où vous
essayez réellement de comprendre les différentes positions. Mais
quand on parle d’un fait historique fondamental, vous voulez être
sûr d’avoir une preuve, une information disponible, alors vous la
trouvez et vous essayez d’en tirer un sens.
D’un point de vue philosophique, il y a aussi d’autres problèmes. Il
y a cette idée de positivisme absolu, selon laquelle aucun fait
historique n’est jamais prouvé s’il n’y a pas une preuve évidente
absolue. Mais le problème est que les standards de la preuve que les
négationnistes présentent aux gens sont si extrêmes qu’aucune personne
rationnelle ne pourrait les accepter. Les négationnistes disent par
exemple que pour prouver le génocide arménien, il faut des données
absolues, un très grand nombre de données valables qui soutiennent
chaque point particulier que vous avancez, et vous ne devez pas
présenter des données ambiguës, et ainsi de suite. Or, quelquefois,
même dans les sciences exactes, une donnée absolue n’existe pas. Les
gens doivent faire très attention quand ils déclarent que la preuve
du génocide n’est pas suffisante, car ils acceptent le point de vue
des négationnistes. Quelque preuve que vous donniez, la barre monte
un peu plus haut au point qu’elle devient irrationnelle.
Les gens ont un tas d’idées simplistes au sujet de la pensée
critique. Par exemple, ils pensent qu’on devrait écouter les deux
versions de l’histoire et ne jamais juger, ou la meilleure façon
d’être objectif est d’être neutre, ce qui est complètement faux. Je
pense que quiconque prétendant s’y connaître en histoire devrait
vouloir accepter que quelques faits fondamentaux soient au delà du
doute. On peut ne pas être d’accord avec le nombre d’Arméniens tués
au cours du génocide arménien, mais le fait qu’un très grand nombre
d’Arméniens aient été tués à cause d’une politique systématique d’Etat
est quelque chose qui est un fait, ou il ne l’est pas.
Dans le cas d’un meurtre, il est très rare d’avoir une preuve directe
et concluante d’un crime. Vous avez confiance dans ce témoin-ci,
vous avez confiance dans ce témoin-là. Quelqu’un est censé se trouver
quelque part à 10 heures du soir, et un autre dit qu’il a vu une
voiture semblable à celle du conducteur dans une rue à des kilomètres
de là.Vous rassemblez les preuves, et en fin de compte vous êtes
devant l’éventualité d’une conclusion. Les négationnistes aimeraient
que la question reste posée indéfiniment. Aussi, lorsqu’ils disent
qu’il n’y a pas assez de preuves du génocide, vous donnez une victoire
aux négationnistes, car vous n’avez pas réglé le problème. Aussitôt
que vous dites que vous voulez davantage de preuves, c’est à vous
de vous assurer que vous les obteniez. Je suis un universitaire, et
j’ai certainement aussi ce ‘malaise’. Nous avons tendance à penser en
termes de décennies de réflexions et de recherches, etc., mais quand
on a affaire à des problèmes de Droits Humains, comme le génocide
arménien, des vies peuvent être en jeu et la question des droits
humains futurs peut comporter des risques. Aussi je pense que nous
devons parfois nous dépêcher et prendre quelques décisions énergiques.
Aztag – Et naturellement cela ne veut pas dire que la recherche
doive s’arrêter.
Henry Thériault – Non, elle ne le doit pas. La manière de tester
si quelqu’un est raisonnable dans ses opinions est de lui demander:
“Quelle sorte de preuve voudriez-vous pour changer d’avis ?” et si la
personne vous répond qu’il n’y a aucune preuve qui pourrait lui faire
changer d’avis, alors vous comprenez que cette personne s’est figée
dans une idée sans l’avoir pesée en un processus d’évaluation. Si
quelqu’un me demande qu’est-ce qui pourrait me faire changer d’avis,
par exemple au sujet du génocide arménien, ou du génocide rwandais,
je répondrais que si je découvrais tout à coup que j’ai subi un
lavage de cerveau ou quelque chose d’analogue, alors je devrais
accepter l’argument que ces génocides ont bien eu lieu. Cependant,
la preuve est si accablante qu’il serait entièrement irrationnel et
déraisonnable de ma part de ne pas la prendre au sérieux. Quiconque
étudie les événements dans l’Empire Ottoman au cours de cette période
conclurait que ce qui s’est passé était un génocide.
Aztag – Mais il nous faut être réalistes. Les gens ne peuvent pas
faire des recherches sur une seule question pour se faire une opinion
à ce sujet. A un certain moment, ils doivent accepter les avis des
professionnels spécialisés dans ce domaine. Vous dites que quiconque
fait des recherches sur ces événements conclura que ce qui a eu lieu
était un génocide. Les négationnistes peuvent, à leur tour, dire que
quiconque fait une recherche découvrira que ce qui a eu lieu n’était
pas un génocide. On ne s’étonnera pas que certains s’y perdent et
abordent la question avec “ouverture d’esprit”.
Henry Thériault – J’aimerais dire deux choses à ce sujet. Primo,
dans le domaine de la philosophie, il y a un débat autour de la
théorie de ce qu’on appelle la donnée neutre. Si vous obtenez juste
une information, est-ce qu’elle vous conduit à quelque théorie, ou
est-il toujours nécessaire d’avoir une sorte de cadre ? L’usage d’un
mauvais cadre relativiste convainc les gens que c’est une bonne façon
de regarder le monde, et quand ils sont confrontés à des données sur
le génocide arménien ou toute autre violation des droits humains, ils
les voient dans un cadre où elles ne semblent pas être un génocide,
cela ne semble pas être une violence d’un seul côté.
Secundo, je voudrais dire que dans la vie, il n’y a pas de certitude
absolue. Il y a 300 ans, les gens pensaient que la physique avait dit
son tout dernier mot avec les équations de Newton sur le mouvement. Je
ne suis pas expert en la matière mais l’univers ne s’accorde par tout
à fait avec la théorie. Et la réalité humaine est encore plus complexe
que les sciences exactes. Naturellement, rien ne s’assemble d’une
façon claire et nette. Si les négationnistes appliquent leurs preuves
standard à l’Holocauste, et même sur les questions scientifiques pures,
ils seront tout aussi convaincants.
Aztag – Cette atmosphère créée par le négationnisme est intolérable
pour le nombre en constante diminution d’Arméniens qui ont affronté
ces atrocités, et pour nous aussi, leurs descendants. Cependant,
les Turcs qui n’ont pas connaissance des faits et qui sont éduqués
dans des écoles où on leur enseigne le négationnisme, ou au mieux le
relativisme, vont ressentir une grande frustration quand ils vont
faire face aux demandes arméniennes. Les effets dévalorisants sont
ressentis des deux côtés et à tous les niveaux, n’est-ce pas ?
Henry Thériault – Si j’étais turc aujourd’hui, je retournerais
à l’Empire Ottoman, pour penser à quelque chose de bien dans mon
pays. La Turquie est aujourd’hui dans une position très faible, elle
semble très forte, mais la Turquie est en fait un Etat des Etats
Unis; le gouvernement US dicte plus ou moins à la Turquie ce qu’il
veut qu’elle fasse. Evidemment, si on regarde en arrière aux jours de
l’Empire Ottoman, le contraste est frappant. De nos jours, la Turquie
est non seulement très dépendante des USA, mais elle n’est pas non
plus très aimée dans la région par la plupart des gouvernements.
Elle a aussi des problèmes internes ( l’Islamisme, les normes de la
démocratie, les Kurdes). Et l’on peut comprendre, peut-être à un
niveau humain, que les Turcs veuillent s’identifier à de bonnes choses
dans leur histoire. Le problème est qu’à ce niveau-là, ils se disent:
“J’ai désespérément besoin d’être fier de mon identité et quiconque
dit quoi que ce soit de négatif au sujet de la Turquie est mon ennemi
et à tous les coups ce qu’il dit est faux”. Mais la colère qu’un
Arménien ressent vis-à-vis du négationnisme, et la colère qu’un
Turc peut ressentir lorsqu’il est confronté au fait du génocide,
ne sont pas identiques, elles ne proviennent pas de la même source
et ne doivent pas être évaluées de la même manière.
Aztag – Vous travaillez actuellement sur un texte dans lequel une
nouvelle approche de l’interprétation des motifs qui ont conduit au
génocide arménien va être présentée. Quel était votre problème avec
vos théories précédentes ?
Henry Thériault – Une recherche très importante et inestimable a
été effectuée sur le génocide arménien. Mais il y a deux questions
auxquelles je pense souvent. L’une est que les gens tendent à chercher
un seul mécanisme qui compte pour le génocide. La façon dont je
comprends le génocide concerne les responsables particuliers qui ont
participé aux niveaux supérieurs, aux niveaux inférieurs et entre
les deux. Il y a plusieurs sortes de responsables, il y a plusieurs
sortes de motifs. Certains responsables ont empiété sur de multiples
motifs: économiques, idéologiques, psychologiques, etc.
Quelques théories sur l’Holocauste le réduisent à ceci: “Hitler était
fou; il haïssait sa grand’mère qui était juive” ou quelque chose de
ce genre. C’est vraiment ridicule, car cela peut être une pièce d’un
puzzle bien plus grand et il serait très important de l’y inclure,
mais quand les gens prennent une pièce et la présentent comme la
seule vérité, c’est trop. Il faut connaître les faits historiques,
et essayer de comprendre pourquoi ils sont ainsi. Il faut examiner les
problèmes économiques, les problèmes religieux, les tendances et les
changements historiques, démographiques, les modèles de migration,
il faut considérer toute une gamme de problèmes pour comprendre le
génocide. A cet égard, il y a quelques pièces qui manquent dans
l’historiographie du génocide arménien, parce que de nombreux
chercheurs essaient de la réduire à un ou deux mécanismes.
Cela a un certain rapport avec le perspectivisme de Nietzsche. L’une
des choses que fait Nietzsche dans ses écrits est de travailler
sous différentes perspectives et avec différentes idées. Les gens
pensent qu’il se contredit lui-même, mais ce qu’il fait en réalité
est de mettre différentes choses en perspective et en faisant cela,
il sent intellectuellement ce qui se passe .
Ce que je dis là, c’est que si quelqu’un va expliquer un événement
historique compliqué dans lequel des millions de gens sont impliqués,
il faut reconnaître que votre compréhension de cet événement va être
très compliquée. Cela ne veut pas dire que vous ne pouvez pas vous
concentrer sur certains points bien clairs qui vous aideraient à le
réduire pour en rendre la compréhension
plus facile, et cela ne veut pas dire non plus que vous ne pouvez
pas dire
si le gouvernement turc a commis le génocide des Arméniens; c’est sûr
qu’il l’a fait, mais ce génocide a été compliqué, de la façon dont
il s’est déroulé. Dans mon article, dont vous avez vu le brouillon,
je ne donne pas une vue compréhensible du génocide, mais j’essaie
d’attirer l’attention sur certaines choses auxquelles on n’a pas fait
attention, par exemple les problèmes internes parmi les Turcs et à
l’intérieur de la communauté arménienne.
Aztag – Dans une interview menée en janvier, j’ai questionné le
professeur Rudolph Rummel sur le problème de la reconnaissance et
de la réparation. Il a dit: ‘pas de réparations. Il s’est passé
trop de temps. Virtuellement, personne parmi les autorités de cette
époque, n’est vivant. Et les pertes des Arméniens, en propriétés et
en revenus sont trop diffus pour les déterminer maintenant, de toute
façon. L’autre face de ce problème, c’est l’injustice qui serait
commise envers les Turcs qui n’ont joué aucun rôle dans le génocide,
et peuvent s’y être opposés, et peuvent même l’avoir combattu (de
nombreux Turcs ont essayé d’aider les Arméniens).’ Que pensez-vous
de cette observation ?
Henry Thériault – Le temps qui s’est passé n’a pas d’importance;
ce qui compte, c’est si le génocide a eu des répercussions, et si
la perte de territoire a eu un impacte. Par exemple, je soutiens
pleinement le cas des réclamations de territoires des Indiens
d’Amérique, et une part de la raison pour laquelle je fais cela est
l’impacte de la perte de leurs territoires. Les Indiens d’Amérique,
aujourd’hui font face à une grande difficulté due à l’héritage
du génocide; cela m’est égal qu’un millier d’années soit passé.
Le cas des Arméniens est similaire. Si vous regardez seulement la
situation politique délicate de l’Arménie, sa vulnérabilité face à
la Turquie, la dépendance envers la Russie, les USA et autres pays,
pour sa survie essentielle, ce que je veux dire est clair. Aussi je
pense qu’une partie des réparations devra aider à reconstruire la
communauté victime de façon à ce qu’elle soit en sécurité et viable.
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From: Emil Lazarian | Ararat NewsPress