La Croix , France
23 août 2005
Un été dans La Croix.
Les arméniens de turquie (2/7).
Dossier. A Diyarbakir, la foi des catacombes. Il n’y a presque plus
d’Arméniens à Diyarbakir. Quelques anciens gardent une flamme
vacillante, et un jeune, revenu à la religion de ses grands-parents,
envisage de se rendre rapidement à Istamboul. DIYARBAKIR, reportage
de notre envoyé spécial.
par PLOQUIN Jean-Christophe
L’église Surp Giragos de Diyarbakir est une longue plainte à ciel
ouvert. Un enseignant turc de passage prophétise: “Nous sommes les
enfants de l’Histoire. Si l’Histoire est en ruine, les gens le sont
aussi. J’ai honte, car des étrangers viennent et nous demandent notre
histoire. Et nous ne la savons pas.” Musulman, cet instituteur
s’annonce “socialiste et matérialiste”.
La btisse, qui relevait du culte arménien apostolique, était
imposante, à en juger par les travées conduisant du vaste portique
d’entrée aux cinq autels. Les restes de trois d’entre eux se dressent
encore, fantômes de stuc sur lesquels se découpent quelques angelots
et des motifs floraux ou géométriques teintés d’ocre ou de vert. Le
plafond a disparu. La tribune est effondrée. Les arches sont brisées.
Les chapiteaux posés sur d’élégantes colonnes témoignent seuls d’un
style dépouillé et altier. Rien alentour n’est susceptible de
retracer l’histoire du lieu. Un guide touristique récemment édité par
la municipalité évoque une construction au XVIe siècle. Les pierres,
muettes, renvoient le visiteur à sa propre désolation.
Dans la cour attenante, une famille kurde garde les clés. La jeune
femme, menue et vive, ouvre la porte d’une toute petite btisse qui
ne contient qu’une pièce aux murs bleu ple. Un autel en bois,
quelques bancs et une étroite tribune forment le seul mobilier. Un
décor grossièrement sculpté porte la date du 20 mars 1949. Là se
déroulait la liturgie, dans les années 1950 et jusqu’aux années 1960,
lorsque Diyarbakir comptait, selon certains témoins se rappelant leur
jeunesse, quelques milliers d’Arméniens. Aujourd’hui, ils sont moins
d’une dizaine, huit, selon le patriarcat à Istamboul.
Le trousseau de clés réapparaît et une nouvelle porte s’ouvre, sur
l’ancien bureau de l’évêque, peint lui aussi en bleu ple. Le
fauteuil du prélat en impose encore. Un portrait d’Atatürk surplombe
celui d’un patriarche. Sur l’armoire en fer, un petit drapeau turc,
rouge vif, est le seul élément de décor récent. À l’intérieur, de
vieux livres en arménien s’entassent. Missels, registres de la
communauté, livres de prière…
“Ici, je me sens chez moi.” Garabed, un électricien de 24 ans à la
chevelure de jais et au sourire généreux, semble familier des lieux.
Il y a trois ans, il a été baptisé et a abandonné son prénom
d’origine, Farouk. Depuis, ses amis l’appellent Gavour, “l’infidèle”,
sur un registre mi-léger, mi-grinçant. En 1915, c’est au son de cette
insulte que des centaines de milliers d’Arméniens et de chrétiens
d’autres traditions ont été massacrés en Anatolie. Selon certaines
estimations, il y avait avant les tueries 120 000 chrétiens dans le
département de Diyarbakir, dont une moitié d’Arméniens.
Garabed explique que ses quatre grands-parents étaient d’origine
arménienne, mais qu’ils ont été élevés comme musulmans à Silvan, à
une heure de route à l’est de Diyarbakir, sur la route de Batman. En
1915, ils auraient survécu à la déportation, puis seraient revenus
dans leur village d’origine. Ils ont vécu dans un entre-deux culturel
et religieux, manifestant les signes extérieurs nécessaires à leur
tranquillité. Les parents du jeune homme ne pratiquaient pas mais
“savaient d’où ils venaient”, poursuit-il. Leurs voisins aussi, sans
doute. Il y a une trentaine d’années, “ces esprits faibles, des
imbéciles”, les ont chassés de leur domicile. “Pour eux, si on tue un
chrétien, on va au paradis.” Ses parents et ses soeurs sont
aujourd’hui établis dans des villes de l’Ouest. Garabed explique son
itinéraire personnel avec simplicité. “Je me suis dit que si
j’oubliais mes racines, je ne serais pas un homme d’honneur. Or, sans
honneur, un homme ne peut pas vivre. C’est quelque chose que vous
devez ressentir. Je l’ai ressenti, donc je l’ai fait.”
Pendant un an, il a vécu à Istamboul pour y suivre son catéchuménat.
Puis il est revenu à Diyarbakir, mais la vie lui paraît ici trop
dure, trop dangereuse aussi. L’isolement lui pèse. Il connaît un
fonctionnaire qui voudrait, comme lui, revenir à sa culture
d’origine, mais qui ne pourrait le faire sans être licencié. Idem
pour un commerçant qui perdrait à coup sûr ses clients. “Je veux
partir, soupire-t-il. Je ne sais pas de quoi demain sera fait.” Une
personne qui le suit depuis Istamboul ne cache pas son inquiétude et
son indignation envers le patriarcat arménien “qui l’a laissé
repartir alors qu’il aurait fallu l’aider à rester” sur les bords du
Bosphore.
Son seul réconfort, Garabed le trouve près de la petite communauté
chrétienne qui vit aux abords de l’église de la Vierge-Marie, une
belle btisse de rite syriaque dont la restauration a été commémorée
le 22 mai dernier. Au XIXe siècle, un patriarche était venu s’établir
ici, et y avait fait btir, derrière de hauts murs, un petit complexe
religieux constitué d’écoles et d’habitations autour de quatre
courettes. Sept à huit familles chrétiennes y vivent aujourd’hui,
dont celle du prêtre, le P. Yusuf Akbulut.
Ce matin-là, des enfants jouent avec l’eau de la fontaine. Légèrement
à l’écart, sur une terrasse, deux vieilles femmes, deux soeurs,
brodent en silence, assises sur un banc sommaire garni de coussins
rouges. Un homme s’active dans la soupente. Sitki et Bayzar Eken,
couple sans enfant, représentent, avec Victoria, la soeur, la face
visible des Arméniens de Diyarbakirý. Ils ont respectivement 75, 78
et 68 ans. “Tous les autres sont partis. Je suis le dernier. Ne me
demandez pas pourquoi”, lche le vieil homme.
Lui aussi est originaire des environs de Silvan. Son père avait 12
ans en 1915 et a été sauvé par le chef de village qui l’a présenté
comme un musulman. Ses parents sont venus à Diyarbakir quand il avait
un an. Dans un cadre, ramené de la cuisine, cinq photos aux couleurs
fanées témoignent de liens familiaux entretenus aux quatre coins du
monde. Son grand frère était parti au Canada, mais il est mort il y a
deux ans. Son jeune frère vit aux Pays-Bas. Un enfant qui rit sur
l’un des clichés a aujourd’hui 27 ans et vient de se marier du côté
d’Amsterdam. Sitki et Bayzar iront le voir lors de son prochain
passage à Istamboul. Les gens de la diaspora ne viennent jamais
jusqu’à Diyarbakir.
Le vieil homme n’a jamais parlé que le turc, mais sa femme n’a pas
besoin de chercher dans sa mémoire pour que reviennent les formules
de salutations dans sa langue maternelle. “On parlait arménien à la
maison avec mon père et ma mère, mais j’ai beaucoup oublié”,
s’excuse-t-elle. Sa famille a quitté, il y a cinquante ans, la petite
ville de Lice. “Nous avons été les derniers à partir. Mais il restait
beaucoup d’Arméniens d’origine”, raconte-t-elle en secouant la main.
Les tasses de café à la cardamome sont brûlantes. Le silence
s’installe peu à peu. Y aura-t-il encore des Arméniens à Diyarbakir
dans vingt ans? Bayzar Eken fait la moue. “Dieu seul le sait, répond
son mari, mais ce sera difficile. Même si les Arméniens retrouvent
leurs droits, l’économie ici n’est pas bonne.” En attendant, les
trois survivants gardent la flamme.
JEAN-CHRISTOPHE PLOQUIN
Plus de trois mille ans d’histoire
Les Arméniens sont un peuple indo-européen présent en Asie mineure
depuis environ 1150 av. J.-C. Le nom de l’Arménie apparaît pour la
première fois vers 522 av. J.-C. dans la liste des 20 régions
administratives de l’empire perse de Darius. Deux cents ans plus
tard, un royaume d’Arménie est fondé. Le roi Tigrane (95-55) l’étend
des rives de la mer Caspienne jusqu’à Damas et Hamadan (Iran). En 314
apr. J.-C., l’évêque de Césarée de Cappadoce, Grégoire
l’Illuminateur, baptise le roi Tiridate et l’Arménie devient le
premier État officiellement chrétien. Soixante-dix ans plus tard, le
pays est démantelé entre l’empire byzantin et la Perse mais un moine,
Mesrop Machtots, invente l’alphabet arménien vers 405, ce qui sauve
ce peuple d’une assimilation certaine. En 506, dans le contexte des
controverses politico-théologiques nées à la suite du concile de
Chalcédoine (451), le chef spirituel de l’Église arménienne
revendique le titre de catholicos, chef suprême d’une Église
nationale indépendante de Byzance. Depuis lors, la langue et la
religion ont été les deux ciments de la nation arménienne à travers
les épreuves de l’Histoire.
Pour en savoir plus: L’Arménie à l’épreuve des siècles, d’Annie et
Jean-Pierre Mahé, “Découvertes” Gallimard, 160 p., 13,90 Euro.
DEMAIN
Kars veut rouvrir
la frontière avec l’Arménie.
From: Emil Lazarian | Ararat NewsPress