Semaine noire a Romans. Avec la fin de Kelian et de Charles Jourdan

La Croix , France
24 août 2005

SOCIAL.
Semaine noire à Romans. Avec la fin de Kélian et de Charles Jourdan,
la capitale de la chaussure de luxe perd deux de ses fleurons. ROMANS
(Drôme), reportage de notre envoyée spéciale.

par DAMGE Mathilde

A l’entrée de la ville, un panneau annonce: “Capitale de la chaussure
de luxe”. Sur un autre, on peut lire: “Destockage”. “Cela va devenir
notre spécialité locale”, affirme, sans rire, Sylvie, vendeuse dans
un magasin du centre-ville. Comme la plupart des habitants, elle se
déclare solidaire des 143 employés de Kélian, mis en liquidation
judiciaire, lundi, et des 432 salariés de Charles Jourdan, qui a
officiellement déposé son bilan hier. “On connaît tous des gens qui
travaillaient là-bas. Mais c’était inéluctable, depuis le temps que
les rumeurs couraient… Cela n’empêchera pas les magasins de vendre.
Au contraire, ce sera certainement encore moins cher.” Un avis
partagé par Gérard Kélian, le frère du fondateur de l’entreprise,
Stéphane Kélian, revendue en décembre 2002 à l’homme d’affaires Alain
Duménil, propriétaires des marques Francesco Smalto et Jean-Louis
Scherrer. “Les vitrines de Romans seront remplies de chaussures
réalisées en Chine ou en Espagne. Tout ce qui restera d’authentique
ici, ce sera le musée”, dit-il. Tout un symbole. Depuis le XIXe
siècle, Romans était le fleuron de ce qui se fait de mieux en matière
de chaussures.

À l’origine, Kélian s’appelait Keloglanian, le nom de trois fils
d’une famille arménienne immigrée, que le benjamin Stéphane fera
connaître bien au-delà des frontières de la Drôme. Gérard, qui les a
créés avec Georges (aujourd’hui décédé), se souvient: “C’était une
des plus belles réussites françaises. On fabriquait les meilleures
chaussures pour le monde entier et notamment les fameux modèles
tressés qui ont fait notre renommée. Après, il y a eu des difficultés
financières, mais la mondialisation n’explique pas tout.” Plus
directement, il accuse: “Il y a deux ans, quand nous avons déposé le
bilan pour la première fois, nous avions proposé de racheter la
société avec d’anciens cadres de l’usine. Mais le tribunal n’a pas
voulu et a préféré la laisser à un groupe de rapaces, qui l’a dépecée
en séparant l’entité commerciale et la marque de l’unité de
production. C’est le nom qui les intéressait, pas les chaussures, ni
le savoir-faire des ouvriers.” Et il soupire: “On vit dans un monde
de voyous.”

Voyou, un terme qu’utiliserait volontiers Martine Fruchet, déléguée
CGT et secrétaire du CE de Charles Jourdan. “Avec 48 ans de moyenne
d’ge et une tendinite au bras, est-ce que vous croyez encore qu’on
peut postuler pour des boulots de vendeuse ou de commercial? C’est
tout ce qui reste.” Mobilisée, elle avoue cependant ne plus trop y
croire: “Quand on voyait repartir les camions de fournisseurs parce
qu’ils n’étaient pas payés, on se disait bien qu’il y avait un
problème.”

Chez Jourdan, la direction avait relocalisé toute la production à
Romans, il y a plus d’un an, à la suite du rachat par des
investisseurs luxembourgeois. Peine perdue, l’entreprise a vu ses
ventes stagner alors que les prix de production baissent à
l’étranger. Jourdan, Kélian, une fin inéluctable? “Pas du tout,
s’insurge Henri Bertholet, maire socialiste de Romans. Il y a eu une
vraie stratégie pour se débarrasser du site de production. Aux
fondateurs ont succédé des financiers dont la logique ne prend pas en
compte la situation locale. Aujourd’hui, nous avons 17% de chômage et
ces deux événements coup sur coup sont une catastrophe pour la
région.” Choqués par “la brutalité de la situation et la désinvolture
des patrons”, Henri Bertholet et les élus locaux comptent sonner à
toutes les portes pour demander de l’aide. Mais il prévient: “S’il y
a des repreneurs pour Charles Jourdan, il faut que l’État conditionne
ses aides à des engagements fermes de la part des entrepreneurs.”
Sans s’avouer vaincu, le maire reconnaît que la réputation de la
ville en prendra un coup: “Même Clergerie, le dernier à faire encore
des chaussures à Romans, n’est pas à l’abri…”

Les élus ne s’avouent cependant pas vaincus. Ils comptent sur le
nucléaire, fortement implanté dans le bassin, et l’agroalimentaire en
développement constant.

MATHILDE DAMGÉ

Chaussures françaises contre chaussures chinoises

Depuis 1994, la production française de chaussures a été divisée par
trois. La France, qui produisait 155 millions de paires en 1994, n’en
fabriquait plus que 53,3 millions dix ans plus tard, selon des
statistiques de la fédération française. La France est aujourd’hui le
quatrième producteur européen derrière l’Italie, l’Espagne et le
Portugal. Dans le même temps, les effectifs du secteur ont fondu: 13
380 employés (-13% par rapport à 2003) réparties dans 141
entreprises, contre 30 800 en 1994. Parallèlement, 127 millions de
paires de chaussures chinoises ont été importées en France l’an
dernier contre 83 millions en 1994. Et ce n’est pas fini. Les
arrivées chinoises ont progressé de 40% depuis le 1er janvier, avec
des prix en recul de 35%. Difficile de résister dans ses conditions,
en dépit de la délocalisation d’une partie de la production. La
fédération invoque ainsi les écarts de salaires qui serait de 1 à 13
entre la France et la Lituanie et de 1 à 33 entre la France et la
Chine. La France n’est d’ailleurs pas le seul pays touché. L’ensemble
de l’Union européenne est inondé de chaussures chinoises. Au total,
l’ensemble de la production européenne annuelle correspond ainsi à…
six semaines de production chinoise.