Armenians of Turkey (part 4/7A) – A Sunday at Vakiflar, Musa Dagh

La Croix , France
25 août 2005

Un été dans La Croix.
Les arméniens de turquie (4/7).

Dossier: Un dimanche à Vakiflar, au pied du Musa Dagh. Vakiflar, le
seul village arménophone de Turquie, est accroché à flanc de colline
au-dessus de la Méditerranée. La reconstruction d’une église a
apporté fierté et bien-être à ses habitants. VAKIFLAR, reportage de
notre envoyé spécial.

par PLOQUIN Jean-Christophe

Arsak Silahli a environ 90 ans. Au printemps, il a planté deux
nouvelles parcelles de citronniers sur la colline toute proche. Les
paysans n’en finissent jamais de préparer le terrain aux générations
futures. Mais la décision visait aussi à marquer le territoire.
Vakiflar, à 30 kilomètres à vol d’oiseau de la Syrie, est le seul
village arménophone de Turquie.

Le vieil homme ne connaît pas bien sa date de naissance et le
registre d’état civil qui pourrait l’en informer, s’il existe encore,
se trouve à Port-Saïd, en Égypte. Il est né là-bas, parmi les
rescapés du Musa Dagh, ces villageois arméniens qui, en 1915, prirent
le maquis pour fuir les massacres et résistèrent quarante jours dans
la montagne avant de recevoir le soutien d’un navire de guerre
français. Après quatre ans en Égypte, ils revinrent dans leur région
d’origine, le sandjak d’Alexandrette, qui était sous supervision
française. Mais en 1939, Paris laissa la province à la Turquie, en
échange de sa neutralité dans la Seconde Guerre mondiale. Des sept
villages arméniens de la montagne, les populations partirent vers la
Syrie ou le Liban, sauf à Vakiflar. Depuis, ce petit village de 150
habitants s’accroche à ses oliviers, ses orangers, ses citronniers.

À son église aussi. Le btiment tout pimpant est devenu une
attraction. Des chrétiens d’autres confessions, nombreux dans la
région, y passent le dimanche en promenade. Dédiée à Marie, elle a
été réhabilitée en 1997 sous l’impulsion du patriarche arménien
d’Istamboul, Mesrob II, qui ne manque jamais de venir y célébrer le
15 août. Il n’y a pas de prêtre à demeure, mais le patriarche en
envoie un pour Noël, Pques, ou pour les enterrements. L’été, quand
la population du village double grce aux enfants et petits-enfants
revenant pour les vacances, un prêtre vient s’installer au
presbytère. L’endroit est si champêtre, la brise y est si douce,
qu’il n’y a jamais de problème pour trouver un volontaire.

L’église en elle-même est signe de renaissance. Dans les six autres
anciens villages arméniens de la montagne, aujourd’hui occupés par
des Turcs, les édifices chrétiens sont en piteux état. À Yogunoluk,
la principale bourgade, l’église de pierre sert de rez-de-chaussée à
une mosquée de béton posée dessus. Quelques frises apparaissent
encore sur ses murs. Le dallage a été arraché, les autels enlevés,
les portes et les fenêtres emportées. Dans la rue principale, une
citerne d’eau de source porte une date, 1848, et un nom, Hacik
Kouyoudjan. De nombreuses maisons de pierres portent des croix ou la
signature des btisseurs arméniens. Panos Capar, un habitant de
Vakiflar, qui s’est proposé comme guide, ne dit rien ou échange
quelques mots de courtoisie avec les nouveaux habitants. Les
Arméniens de Vakiflar s’expriment peu, mais les pierres parlent à
leur place.

Arman, l’un des petits-fils d’Arsak Silahli, est venu ce dimanche-là
en visite, depuis Iskenderun, l’ancienne Alexandrette, où habitent
ses parents. Le jeune homme suit des études à Izmir mais est revenu
le temps des vacances. Après un déjeuner de tomates, de fromages,
d’olives, de concombres, de poulet et, pour finir, d’abricots du
jardin, il rend visite à la vieille maison familiale, nichée dans un
vallon à un quart d’heure à pied. Le hameau de Yazur est désert. Ses
grands-parents ont été les derniers à le quitter, il y a sept ans.
Peu à peu, la végétation y reprend tous ses droits, des fuites
détournent le cours des petits canaux d’irrigation qui serpentaient
entre les btisses, une maison s’est affaissée en un tas de ruines.
Sur les cultures en terrasse qui s’étagent alentour, les oliviers
sont fatigués de ne plus être taillés et sont assaillis par les
herbes folles.

“On prévoit de reconstruire, affirme Arman. On ne doit pas lcher,
ici.” C’est un peu plus haut que le grand-père a planté ses
citronniers. De la parcelle, on surplombe la mer. En contrebas,
d’autres arbres fruitiers ont été plantés, par des Turcs, sur des
terrains qui appartenaient autrefois à des Arméniens.

C’est Iohannès, le père d’Arman, qui s’occupera de la maison
familiale. Il y a du travail. Ni l’électricité ni l’eau courante
n’arrivent au hameau. Mais les oranges sont sans égales. Iohannès est
comptable à Iskenderoun, un port en déclin où vivent une trentaine de
familles arméniennes. Parmi les quatre garçons d’Arsak et Araksi
Silahli, il est le seul à vivre en Turquie. Les autres sont partis
vivre en France et en Allemagne. Sur les trois filles, une est restée
au village.

À 15 heures, après la sieste, le grand-père descend d’un pas paisible
jusqu’à la place du village, près du café. À l’ombre des pins et sous
la brise, la canicule faiblit et la conversation s’anime. Les anciens
sont une dizaine et parlent arménien entre eux, en égrenant parfois
un chapelet. L’un d’eux raconte que ses enfants sont partis aux
Pays-Bas, en Suède, en Autriche. “C’est une bonne chose. Ils
n’auraient pas trouvé de travail ici, explique-t-il. Oui, je suis
triste qu’il y ait de moins en moins d’Arméniens à Vakiflar, mais
qu’y puis-je? Tout le monde doit faire sa vie. Aux Pays-Bas, mes
petits-enfants vont à l’école arménienne. Il y a une église et une
communauté de 450 personnes. Ils sont heureux, je pense.”

L’école de Vakiflar, elle, est fermée. Il n’y a plus assez d’enfants
au village. Alors ceux-ci vont à l’école publique à Samandag, à dix
minutes en voiture. Tous les cours y sont en turc.

Juste de l’autre côté du chemin, à l’ombre des pins, Anous s’applique
pourtant, avec une ostentation studieuse, à écrire au crayon de bois
les 38 lettres de l’alphabet arménien. Quand elle sera grande, la
fillette de 8 ans veut être ingénieur. Sa grande soeur, Angel, 12
ans, sera peut-être docteur ou mathématicienne. C’est leur mère qui
leur apprend l’arménien classique, différent du dialecte parlé au
village. Le père est agriculteur. La mère entretient le foyer. Mais,
à ses heures perdues, elle lit Dostoïevski.

Ces dernières années, la vie semble meilleure à Vakiflar. Les exilés
le ressentent en revenant. La nouvelle église a redonné fierté et
identité au village. Le niveau de vie s’est nettement amélioré. Le
climat général en Turquie s’est peut-être aussi apaisé.

Movses Silahli, qui vit aujourd’hui en région parisienne, se souvient
des humiliations subies au service militaire, des coups reçus du fait
de son prénom arménien. “Dans les années 1970, on avait peur de dire
qu’on était arménien”, rappelle-t-il. Mais le 5 juin dernier, il a
participé à une randonnée étonnante avec le sous-préfet et des
notables de la région au Musa Dagh. “Il y avait des juges, des
médecins, des professeurs. En tout 85 Turcs et cinq Arméniens. Et
quand on me demandait de raconter l’histoire, je n’ai pas mché mes
mots!”

Arman, le petit-fils d’Arsak, commence déjà, lui, à chercher un
travail du côté d’Istamboul. Les souvenirs de vacances affluent dans
les hautes herbes de Yazur. Le jeune homme comprend l’arménien mais
ne l’écrit pas, contrairement à son grand-père. On ne plante jamais
assez.

JEAN-CHRISTOPHE PLOQUIN

DEMAIN

À Istamboul, les écoles arméniennes ne sont pas toujours en fête.

Un Arménien sur deux vit hors d’Arménie

Les Arméniens sont entre six et sept millions dans le monde. Environ
trois millions vivent en République d’Arménie. Plus d’un million
vivent en Russie, en Ukraine, en Géorgie et en Asie centrale. Selon
le Comité de défense de la cause arménienne (CDCA), environ 900 000
sont établis en Amérique du Nord, notamment aux États-Unis, 550 000
dans les frontières de l’Union européenne (dont 450 000 en France) et
plus de 400 000 au Proche et Moyen-Orient (dont 70 000 en Turquie).