La Croix , France
26 août 2005
Un été dans La Croix.
Les arméniens de Turquie (5/7).
Dossier. Ce n’est pas toujours la fête au lycée Esalian. Turquie. Les
églises témoins d’un fécond partage. Les trente-cinq églises
arméniennes d’Istamboul témoignent d’une présence de près de six
cents ans sur les bords du Bosphore. Istamboul, reportage de notre
envoyé spécial.
par PLOQUIN Jean-Christophe
A 10 h 20 tous les jeudis, la cloche de l’église Surp Krikor
Lusavoriç (Saint-Grégoire l’Illuminateur) appelle à l’office. La
plupart du temps, il y a presque autant d’officiants, de servants et
de cantors que de fidèles. L’église se trouve dans le quartier
historique de Galata, à Istamboul, mais elle n’est plus qu’un lieu de
passage. Depuis qu’elle a été reconstruite en 1958 lors du percement
d’une grande avenue, elle a un peu perdu de son me.
C’est dans la crypte que revit le passé. Des céramiques de Küttaya,
datant du XVIIIe siècle, couvrent certains murs. Le tombeau d’un
patriarche, Iohannis Golod, fondateur d’écoles mort en 1741, est
exposé simplement. De superbes médaillons en relief du XVe siècle ont
été incrustés dans les murs de béton. On y voit une Vierge à
l’enfant, une Crucifixion, ou des croix décorées de motifs floraux.
La plus vieille inscription date de 1431. À cette époque, Istamboul
s’appelait Constantinople. Des Arméniens venus de Crimée avaient reçu
l’usage d’une église autrefois concédée par l’empereur aux Génois. En
1453, la ville tombe aux mains des Ottomans. Huit ans plus tard, le
conquérant, Mehmed II, donne un monastère byzantin à l’Église
arménienne et y crée un patriarcat. Les Arméniens sont explicitement
invités à venir pour btir la nouvelle capitale de l’empire.
Elman Hancer, guide indépendante, navigue à travers les dates avec
aisance et affabilité. Les églises d’Istamboul ont très peu de
secrets pour elle. En sirotant un jus d’orange près du débarcadère de
Karaköy, coiffée d’un chapeau de paille, elle dévoile un itinéraire
tragique et volontaire. Son père meurt alors qu’elle est adolescente.
Elle doit travailler pour subvenir aux besoins de sa mère et de son
jeune frère. Elle se marie tôt, a deux filles aujourd’hui gées de 27
et 25 ans. Un jour, elle se remet aux études. Elle décroche un
doctorat avec une thèse sur les manuscrits et les miniatures
arméniens d’Istamboul. “C’était dur, mais c’est la vie”, sourit-elle.
D’autant qu’il n’y a aucun cours d’histoire de l’art ou de
linguistique arméniennes dans les universités turques. Les sources,
Elman Hancer a dû aller les consulter à la bibliothèque publique
Mesrob Mashdots à Erevan, sur l’île San Lazarro des moines
mékhitaristes à Venise, ou à la Bibliothèque nationale à Paris.
Après la pause, cap sur le quartier de Besiktas. L’église Surp
Asdvadzadzin (Sainte-Marie) a été btie en 1838 par Garabed Balyan,
l’architecte du palais de Dolmabahce, résidence du sultan Abdul Mecid
sur les bords du Bosphore. Arménien, il s’est inspiré des églises de
l’Anatolie orientale et l’a notamment pourvue d’un dôme, ce qui était
pourtant interdit par les sultans qui réservaient cette forme
architecturale aux mosquées. Mais il l’a rendu invisible de
l’extérieur en le camouflant sous un toit de tuile.
Les piliers, les chapiteaux, le grand autel doré, les colonnades, de
style baroque, témoignent, eux, des emprunts faits à l’Europe
occidentale. Sous la coupole, quatre monogrammes signifiant “Dieu”,
“Seigneur”, “Jésus”, “Christ”, évoquent en revanche les mosquées
ottomanes où quatre monogrammes en appellent toujours à “Allah”,
“Mohammed”, et à deux autres figures pionnières de l’islam.
L’oeuvre de Garabed Balyan témoigne ainsi de l’insertion des
Arméniens de l’époque dans une culture ouverte. Un an après
l’inauguration de l’église, le sultan Abdul Mecid édictait une charte
qui proclamait l’égalité de tous les citoyens de l’empire devant la
loi, quelle que soit leur religion. S’ouvrait un ge d’or pour les
Arméniens qui allait durer une cinquantaine d’années. Aujourd’hui,
personne n’enseigne aux jeunes Turcs cette période de fécondité
partagée.