La Croix , France
30 août 2005
Un été dans La Croix.
Les arméniens de turquie (7/7).
Dossier. Des intellectuels turcs refusent l’Histoire officielle. Un
colloque d’historiens refusant la vérité officielle sur le massacre
des Arméniens a du être reporté à Istamboul sous une très forte
pression nationaliste, mais ses organisateurs refusent de désarmer.
ISTAMBOUL, reportage de notre envoyé spécial.
par PLOQUIN Jean-Christophe
Le débat intellectuel en Turquie demande parfois un réel courage
physique. L’historien Halil Berktay, professeur à l’université privée
Sabanci, sait qu’il est aujourd’hui partie prenante d’une controverse
qui s’inscrit dans une lutte dure pour ou contre la liberté de pensée
et la transition démocratique de son pays. Grand, corpulent, ses
propos sont précis, concis, sans emphase, mais laissent apparaître
une conviction enracinée dans des principes qui le conduisent, par
cohérence, en première ligne. “Les menaces, les pressions, les
insanités, les atteintes à ma réputation, je fais avec, résume-t-il
avec un flegme presque britannique. C’est le prix inévitable à payer.
Il s’agit de savoir si la Turquie va devenir une société ouverte ou
rester une société semi-fermée.”
La tourmente est arrivée à cause d’un colloque dont Halil Berktay
était l’inspirateur et qui s’intitulait: “Les Arméniens ottomans
durant la fin de l’Empire”. Du 25 au 27 mai, une quarantaine
d’universitaires et d’intellectuels turcs étaient conviés à échanger
leurs analyses sur cette période. Aucun d’entre eux n’appartenait aux
cercles officiels qui affirment que la déportation des Arméniens en
1915-1916 n’aurait concerné “que” 300 000 personnes et que cette
décision a été prise parce que les Arméniens auraient trahi l’Empire
en s’alliant avec les Russes. Monté avec un petit budget, le
symposium était un acte militant qui visait d’abord à faire entendre
une autre voix que celle de l’État. “Sur la quarantaine de papiers
prévus, deux seulement utilisaient le mot “génocide””, souligne
Halil Berktay. La conférence ne visait pas du tout à établir un
verdict sur cette question. En revanche, nous voulions qu’elle puisse
être discutée ouvertement. Pour nous historiens, le sujet c’est: que
s’est-il passé exactement en 1915?”
Pour l’establishment nationaliste qui contrôle le pays, quel que soit
le gouvernement au pouvoir, c’était déjà trop. Quelques jours avant
le 25 mai, la tension est montée violemment. Au Parlement, un ténor
de l’opposition, Sukru Elektag, ancien ambassadeur de Turquie aux
États-Unis et vice-président du parti social-démocrate (CHP), a
attaqué avec virulence les organisateurs de la conférence. Le
ministre de la justice, Cemil Cicek, a fait de la surenchère en
accusant ceux-ci de traîtrise. Des organisateurs du colloque ont été
harcelés par des menaces se réclamant des Loups gris. Cette
organisation d’extrême droite, considérée comme ayant partie liée
avec des organes occultes de l’État, n’hésite par à recourir à la
violence extrême. La pression s’est aussi concentrée sur la recteure
de l’université Bogazici (du Bosphore), qui accueillait le symposium.
Finalement, celle-ci a décidé in extremis de le reporter.
“La tension a été énorme, se souvient Halil Berktay. Nous étions
épuisés. Nous avions besoin d’une pause. Le comité directeur a
attendu un mois avant de se retrouver”. Très vite, la décision a été
prise de ne pas lâcher et d’organiser le colloque à l’université
Bogazici à l’automne. Les organisateurs ont, en effet, reçu un
certain soutien au sein de la société turque, notamment dans la
presse. “Nous avons reçu plus de courriels de solidarité que de
haine”, constate Halil Berktay. Les États-Unis et l’Union européenne
ont fait connaître leur réprobation. Le président de l’Assemblée
nationale, le ministre des affaires étrangères et le premier ministre
ont chacun regretté le report de la conférence. Les organisateurs ont
tenu bon et ils ont annoncé la semaine dernière que la conférence se
tiendrait à l’université Bogazici du 23 au 25 septembre. Le ministre
des affaires étrangères Abdullah Gül a fait savoir qu’il
participerait à la séance inaugurale. La date retenue n’est pas
éloignée du 3 octobre, jour où
(Suite page suivante)
Si le colloque se tient, ses organisateurs auront remporté une belle
manche. “Il s’agit de creuser une troisième voie entre la chape de
plomb du discours officiel, qui nie l’épuration ethnique dont ont été
victimes les Arméniens, et la pression de la diaspora arménienne pour
la reconnaissance de ce qu’elle appelle un génocide”, explique l’un
des participants, Ahmet Insel, rédacteur en chef d’une revue
mensuelle, Birikim, dont le numéro de juin portait justement sur ce
dossier.
À Istamboul, la grande majorité des intellectuels turcs favorables à
la démocratisation refusent ou questionnent l’application du terme
“génocide” au massacre des Arméniens. Ils jugent que les archives
ottomanes n’ont pas encore été assez étudiées – ne serait-ce que
parce que leur accès a été longtemps sévèrement limité par les
autorités. lls s’interrogent sur l’éventuelle banalisation d’un terme
né après la Shoah, un événement selon eux unique dans l’Histoire du
XXe siècle. Ils estiment que vouloir imposer l’étiquette de
génocidaire à la nation turque ne peut que renforcer les opposants à
la démocratisation.
“Nous sommes sur des sables mouvants”, explique l’un d’eux pour
rendre compte de la difficulté d’avancer face à un establishment
militaro-bureaucratique qui a érigé le déni de tout massacre en
vérité historique. “C’est une guerre de tranchées”, suggère un autre.
“La conférence a été perçue par l’establishment comme une insulte à
l’État, souligne l’historien Etyen Mahcupian. Il attend en effet de
la société qu’elle répète la version officielle, et pas que des
citoyens se lèvent pour la remettre en cause. Le problème que lui
pose la conférence n’est donc pas seulement son contenu, mais d’abord
le fait même qu’elle se tienne, qui plus est dans une université
publique. Pour lui, cela équivalait à une émeute!”
La remise en cause de la version officielle signifie par ailleurs
implicitement que l’État a menti pendant des décennies. “C’est
beaucoup plus délicat à reconnaître que le génocide”, souligne un
intellectuel. L’establishment nationaliste enseigne dans les écoles
et rabâche dans les casernes une histoire immaculée depuis la
fondation de la république par Atatürk en 1924. “Le récit national,
analyse un sociologue, est fondé sur le triptyque
innocence-souffrance-délivrance. Il explique que la nation a été
attaquée par les impérialistes européens, qu’elle s’est défendue
pendant la guerre d’indépendance, et qu’elle s’est sauvée grâce à la
fondation de la République turque. Or, ce récit ne résiste pas à
l’ouverture au monde. Dès lors que l’on ne réfléchit plus en termes
d’histoire nationaliste mais en termes d’histoire universelle, il a
de plus en plus de mal à se reproduire.”
La perspective de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, la
création d’universités privées moins dépendantes de l’État et
l’augmentation du nombre d’étudiants en Europe ou aux États-Unis
ouvrent les espaces de la recherche. Mais cette dynamique cohabite
avec un mouvement contraire, au sein d’une frange de la population
qui se perçoit d’abord comme turque et musulmane sunnite, et qui se
sent assiégée de l’extérieur et infiltrée de l’intérieur. C’est dans
ce contexte que la question arménienne est devenue un abcès de
fixation. “La question du génocide est la dernière ligne de défense
des adversaires de l’européanisation”, résume un intellectuel.
Jean-christophe ploquin doivent commencer officiellement les
négociations en vue de l’adhésion de la Turquie à l’Union
européenne…
JEAN-CHRISTOPHE PLOQUIN
Le génocide des Arméniens
En 1915 et 1916, alors que l’Empire ottoman participe à la Première
Guerre mondiale aux côtés de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie, le
gouvernement “jeune-turc” à Istamboul décide de déporter les
populations arméniennes des provinces de l’Est proches des lignes
russes. Dans les faits, une politique d’épuration ethnique est mise
en place, qui s’étend bien au-delà de ces provinces et dont le
principal responsable est Talaat Pacha, ministre de l’intérieur. Des
historiens estiment que 1,2 à 1,5 million d’Arméniens sont morts
entre 1915 et 1917 dans ces massacres qui ont pris la forme soit
d’exécutions sommaires de masse, soit d’une lente agonie sur les
routes qui conduisaient jusqu’à Alep et Deir-Ez-Zor, dans la Syrie
actuelle. Les deux tiers de la population arménienne de l’Empire
ottoman auraient ainsi péri. Les historiens officiels turcs divisent
ces chiffres par trois ou quatre.
Déjà, entre 1895 et 1897, plus de 300 000 Arméniens avaient été tués
lors de pogroms et de massacres à travers tout le pays sous le sultan
Abdhul Hamid.
Pour en savoir plus: Le Génocide des Arméniens, par Anne Dastakian et
Claire Mouradian, Éd. Tournon, 95 p., 6,90 Euro.
–Boundary_(ID_IiddC45LoOGf1gQ3DAg+Xg)–