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De Montreal a Ankara, controverse autour recit du genocide armenien

La Presse
Monde, jeudi 6 octobre 2005, p. A25

De Montréal à Ankara, controverse autour d’un récit du génocide arménien
Poursuivi par la justice de son pays, l’éditeur turc risque deux ans de
prison

Gruda, Agnès

Dora Sakayan tend un mince cahier à couverture brune où une écriture
compacte relate, jour après jour, le dernier chapitre du génocide arménien:
la destruction systématique de la ville turque de Smyrne.

L’auteur de ce journal, son grand-père Garabed Hatcherian, recense les deux
semaines d’horreur qui, en septembre 1922, ont coûté la vie à une dizaine de
milliers d’habitants de cette ville. Parmi eux, 10 membres de sa propre
famille.

Pour Mme Sakayan, linguiste montréalaise qui a longtemps enseigné à
l’Université McGill, ce petit cahier est une ” relique “, racontant le
chapitre le plus douloureux de son histoire familiale.

Mais ce document qui est resté pendant des décennies le secret le mieux
gardé de sa famille se trouve aussi au coeur d’une controverse bien
contemporaine. Le témoignage vient en effet de paraître en traduction
turque, à Ankara. Accusé d’outrage à l’identité turque, aux forces armées
nationales et à la mémoire du fondateur du pays, Mustafa Kemal Atatürk, son
éditeur, Ragip Zarakolu, risque jusqu’à deux ans de prison.

M. Zarakolu a comparu en cour le 21 septembre. ” Ces événements ont vraiment
eu lieu. Interdire les choses n’y changera rien “, s’est-il alors défendu.

” Le meilleur moyen de prévenir les guerres civiles est de promouvoir la
culture de la paix, et pour cela, il faut permettre que l’on tire les leçons
des guerres passées “, ajoutait-il.

Censure de fer

De quelle guerre parle-t-il? De celle que son pays a menée à sa minorité
arménienne et dont l’acte le plus sanglant, joué en 1915, a fait plus d’un
million de victimes. Le gouvernement turc refuse de reconnaître toute
responsabilité dans ce massacre.

M. Zarakolu fait partie de la poignée d’intellectuels turcs qui tentent de
percer une brèche dans cet écran négationniste. Mais le régime d’Ankara
maintient une censure de fer sur cette question.

Ragip Zarakolu a eu de nombreux accrochages avec la justice. Aujourd’hui, il
mène de front quatre batailles judiciaires, toutes pour des ouvrages
traitant de la manière dont la Turquie traite ses minorités.

D’autres intellectuels, de plus en plus nombreux, tentent depuis peu
d’ouvrir la boîte aux fantômes arméniens. Alors les poursuites se
multiplient. Au moment où Ankara commence à négocier son adhésion à l’Union
européenne, ces recours en série ressemblent à une fuite en avant.

” Le gouvernement nous harcèle, mais si elle veut adhérer à l’Europe, la
Turquie ne pourra faire autrement que de faire face à ce passé “, note M.
Zarakolu, joint hier par La Presse. Autrement, la démocratisation du pays
est impossible, croit-il.

L’éditeur a longtemps crié seul dans le désert. Aujourd’hui, ce n’est plus
le cas. Une première conférence d’experts sur la question arménienne a eu
lieu fin septembre, à Istanbul.

” La glace a commencé à fondre, reconnaît Dora Sakayan. Mais je me demande
comment le gouvernement turc fera pour expliquer à son peuple ce que la
Turquie a fait aux Arméniens. ”

Secret de famille

La famille de Dora Sakayan est éparpillée aux quatre coins du monde et ce
n’est qu’en 1992 que cette universitaire a appris, par une cousine exilée en
France, l’existence du précieux journal de son grand-père.

Elle l’a édité, ajouté des commentaires et des références historiques, et
traduit- ou fait traduire- dans neuf langues. La version française est parue
il y a cinq ans, sous le titre Smyrne, entre le feu, le glaive et l’eau: les
épreuves d’un médecin arménien (éditions l’Harmattan).

Dans son journal, le docteur Garabed Hatcherian raconte comment le chaos et
la panique se sont emparés de cette ville qui avait accueilli de nombreux
survivants de 1915. Mais, surtout, il fait le lien entre le fondateur de
l’État turc, Mustafa Kemal Atatürk, et le saccage de Smyrne. Pour la justice
turque, c’est impardonnable.

” Garabed Hatcherian était un citoyen loyal de notre pays, plaide pourtant
Ragip Zarakolu dans sa défense. Nous lui devons des excuses. ”

Des excuses? Dora Sakayan n’en demande pas tant. ” Je serais heureuse si
seulement le gouvernement turc reconnaissait ce qui est arrivé. Tant qu’il
ne l’a pas fait, je vis avec ce fardeau. Ma fille et mes petits-enfants
aussi. ”

Mais Ragip Zarakolu, qui doit accueillir aujourd’hui même à Ankara une
délégation européenne qui enquête sur la liberté d’expression en Turquie,
est sûr que son pays devra forcément soulager les descendants arméniens de
ce poids qu’ils traînent depuis 90 ans.

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Agnès Gruda
Journaliste
La Presse
514-285-6587
514-346-4284 (cell)

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