Le Monde, France
12 mai 2006
Orhan Pamuk : ” Etre un artiste libre “;
Un entretien avec l’écrivain turc après la fin de son procès et
l’abandon des poursuites par la justice d’Ankara
Propos recueillis par Lila Azam Zanganeh
Un million d’Arméniens et trente mille Kurdes ont été assassinés sur
ces terres et personne d’autre que moi n’ose en parler. ” C’est au
journal suisse Tages Anzeiger que le romancier turc Orhan Pamuk
confiait son amertume un jour de février 2005. Il ne peut, alors,
soupçonner la réaction en chaîne qu’allaient provoquer ces propos :
campagne de presse, intimidations et menaces, un sous-préfet qui
demande la destruction de tous ses livres, un exil temporaire et,
enfin, un procès kafkaïen au motif d’une loi de juin 2005 dont
l’article 301 prévoit des peines de six mois à trois ans de prison
pour quiconque insulte les institutions ou l’identité turques.
Sur pression de la communauté internationale, la justice turque
finira par lcher prise, le 23 janvier 2006. Mais le mal est fait :
Orhan Pamuk est devenu cet écrivain insaisissable qui, pendant cette
semaine passée à New York à l’invitation du festival World Voices et
du PEN American Center, refusera tout entretien à la presse
internationale. Une exception, ” Le Monde des livres “. Le voici,
vêtu d’un costume noir délavé, l’air un rien agacé, le dos très
légèrement voûté : ” Je suis en retard, je sais, pardon. ”
En 1985, vous accompagnez Arthur Miller et Harold Pinter dans un
voyage sponsorisé par le PEN American Center et Helsinki Watch. Il
s’agit, pour eux, de rédiger un rapport sur les droits de l’homme en
Turquie. Quelles impressions vous reste-t-il de cette aventure ?
Il y avait eu un coup d’Etat militaire, en 1980. La liberté
d’expression était suspendue. Les droits de l’homme étaient bafoués.
Les prisons étaient le thétre de nombreux abus. Et pourtant les gens
parlaient – les familles de prisonniers, mais aussi les écrivains…
Et vous, vous sentiez-vous solidaire ? Coupable ? Les deux ? C’est un
dualisme qui habite vos romans de manière si obsessionnelle…
D’une part, je sentais en moi une explosion de honte, comme j’en ai
déjà observé dans d’autres coins du monde lorsque d’Amérique ou
d’Europe viennent des étrangers censés enquêter sur la nature d’une
démocratie ou l’absence de libertés : cela provoque une honte très
difficile à formuler et néanmoins ressentie par tout le monde.
D’autre part, il m’apparaissait soudain qu’il pouvait aussi exister
une solidarité internationale entre écrivains, considérés comme les
représentants, non pas de leurs nations d’origine, mais du monde :
une solidarité née d’un respect partagé, je dirais presque religieux,
pour la liberté d’expression.
Et pourtant vous n’êtes fondamentalement pas un écrivain ” politique
“. Vous aimez créer vos propres mondes bigarrés, oniriques. Un
certain nombre de vos romans portent d’ailleurs des noms de couleur :
Mon nom est Rouge, Le Livre noir, Le Chteau blanc…
C’est vrai, j’étais plutôt nabokovien au début. J’écrivais
essentiellement pour la beauté. Et pendant que des générations
entières d’écrivains turcs prenaient pour modèle Steinbeck ou Gorki –
et détruisaient l’essentiel de leur talent en le mettant au service
de quelque chose qui était supposé les dépasser – je lisais, moi,
Nabokov, et je rêvais. Vingt-cinq ans après, je sais que si, à cette
époque-là, j’avais commis l’erreur d’écrire des romans politiques,
j’aurais été détruit, le système m’aurait anéanti.
Et Neige, en 2004 ? Pourquoi écrire, tout à coup, un roman sur
l’islam, le nationalisme, le suicide de jeunes filles que l’on
contraint de se dévoiler dans une petite ville au nord-est du pays ?
J’ai décidé d’écrire un roman politique, parce que j’ai eu envie,
soudain, de raconter autrement mon pays. Chacun de mes romans est
structurellement différent des autres, en réalité. Et pour cause : je
rencontre toujours quelqu’un dans une rue d’Istanbul, qui finit par
me dire : ” Oh, M. Pamuk, quel malheur ! J’avais vraiment adoré tel
ou tel de vos romans, mais vous n’avez plus jamais écrit rien de
semblable ! ” Eh bien, voilà un roman radicalement différent… Et,
pour moi, tout le plaisir de la fiction est là, précisément, dans
l’acte toujours renouvelé de composition, juste avant l’exécution.
L’écriture n’est, par la suite, qu’un acte artisanal.
Vous sentez-vous aujourd’hui une certaine responsabilité en Turquie ?
Disons que, de ma vie, je n’avais jamais cherché à assumer la plupart
des responsabilités politiques qui m’ont brusquement pesé sur les
épaules ! Mais enfin, en raison de jalousies, de ressentiments, de
tabous et de pressions diverses, elles me sont tombées dessus. C’est
comme quelque chose qui tomberait d’un balcon, alors que vous marchez
dans la rue en toute insouciance. Et parce que le pays est réprimé,
et parce que j’ai une soi-disant stature internationale, j’ai été
contraint de me plier à ce destin nouveau. Cela ne m’enchante pas.
Mon secret désir a toujours été d’être un artiste libre. Mon style
d’écriture, mon mode de composition, requièrent un immense esprit
d’enfance. Et la responsabilité de l’écriture se limite, au fond de
moi, au jeu démoniaque et magique avec les règles du monde. Non,
croyez-moi, être un personnage public n’est pas bon pour le travail
du romancier. Et quant à être un personnage politique, n’en parlons
même pas – quel désastre !
Mais il y a bien des causes qui vous passionnent ? Il vous est arrivé
de définir la liberté d’expression en termes de dignité et de joie.
Après vos déboires judiciaires, ressentez-vous le besoin de vous
battre pour la liberté d’expression ?
Ecrire me suffit. Le reste, de toute évidence, m’est comme un mauvais
destin. On m’entraîne sur un terrain que je n’aime pas. Alors, soit
je tombe dans une tranchée par hasard. Soit je me trouve attaqué et
je suis contraint de btir moi-même une tranchée pour me protéger…
Et l’Union européenne ? Souhaitez-vous que la Turquie y soit intégrée
?
Oui, en cela je croyais avec enthousiasme, et certains hommes
politiques que je respecte m’avaient demandé de les aider. J’ai même
écrit quelques articles sur le sujet. Pas des articles polémiques,
mais des articles fervents. Or j’ai l’impression, tout à coup, d’être
une Célestine désabusée. Je pensais sincèrement que l’Europe et la
Turquie feraient bon ménage. Mais s’il n’y a pas d’attirance
mutuelle, je préfère penser à mes romans.
Quels écrivains admirez-vous par-dessus tout ?
Tolstoï, Nabokov, Thomas Mann – ce sont mes grands écrivains. Et
puis, bien sûr, Proust. Mais tous ces écrivains, vous devez essayer
de les imaginer du côté d’Istanbul, lus et médités depuis ma fenêtre.
Voyez-vous : à l’heure où la plupart des écrivains turcs se
préoccupaient de commentaires réalistes ou sociaux, c’est Proust qui
me parlait, avec ses longues phrases baroques, parfois claires,
parfois obscures, mais toujours si voluptueuses, et infiniment
polysémiques.
Aviez-vous jamais été attiré par le roman politique, avant Neige ?
Oui, j’ai un roman inachevé, qui date d’il y a vingt-cinq ans. Un
roman politique dostoïevskien, si je puis dire, où radicalisme de
gauche et démonisme mystique étaient mêlés. Mais il y a eu le coup
d’Etat et cela a été impossible à publier. C’est l’époque où je me
suis rendu compte, non sans stupeur, que certains de mes anciens amis
marxistes étaient tentés par l’islamisme et la logorrhée
anti-occidentale…
Vous avez écrit, dans un essai publié en décembre 2005, dans le New
Yorker – c’est-à-dire un mois avant votre procès à Istanbul – que le
nationalisme turc a parfois d’étranges racines, à la fois
intellectuelles et bourgeoises…
Oui. C’est comme si, pour se prémunir contre le spectre de l’anomie
mondialiste et, par la même occasion, contre la rancune anxieuse des
classes ouvrières, les classes cultivées choisissaient par moments la
crispation nationaliste la plus sommaire : ” Turcs et rien d’autre !
” Cette élite est bien sûr une vieille société prémoderne. Et, par
réflexe collectif, elle préfère parfois se définir par le sentiment
national plutôt que par la modernité. Avec les conséquences que l’on
sait pour la démocratie…
Est-elle tentée, elle aussi, par l’islamisme ?
Non, pas forcément. Le cliché veut que la Turquie soit empoisonnée
par l’Islam politique. Mais il y a, en réalité, tant de couleurs et
de nuances que le fondamentalisme pur et dur s’en est trouvé dilué…
Nous avons des sectes soufies, par exemple, ou des groupes épars qui,
mis ensemble, forment l’immense spectre de ce que l’on appelle ”
l’Islam politique “. Mais attention, il y a aussi, en Turquie, des
anti-Occidentaux séculiers et des antidémocrates athées ! Tout cela
forme une configuration politique d’une extrême complexité. Et
naturellement, pour le romancier, toute une palette de couleurs ô
combien précieuses…
D’où cet intérêt, dans Neige, pour la Turquie démunie, pour cette
ville de Kars hantée par une profonde ambivalence, entre islamisme –
justement – et kémalisme ?
Oui, j’ai eu soudain le vif désir de raconter la Turquie
contemporaine, l’Islam politique, le fondamentalisme, le sécularisme,
le tropisme national pour les coups d’Etat militaires, le
nationalisme de nos groupes ethniques, les forces politiques et leurs
insaisissables factions. Et je souhaitais que le décor soit une
petite ville d’une très grande pauvreté, et que cette petite ville se
transforme en un microcosme de la Turquie telle qu’elle m’apparaît
aujourd’hui. Je souhaitais tisser une intrigue qui révélerait les
mystères et les faux-semblants de mon pays, les modes de pensée
sibyllins, son labyrinthe politique insensé.
Vous aimez parler des vacillements démoniaques de vos personnages…
Et aussi raconter, comme dans Neige, la complexité vertigineuse du
décor turc. Or les Occidentaux, vous le savez, sont très tentés de
simplifier tout cela, à leurs propres fins politiques…
Si vous imaginiez le nombre de gens qui savent que je suis
pro-européen, que je souhaite ardemment l’intégration de la Turquie
dans l’Union européenne – et qui m’ont reproché le fait que mon roman
” contredise ” mes idées politiques ! Au départ, cela m’a surpris.
Puis cela m’a enchanté. Peu importent mes opinions politiques
personnelles. Il faut qu’un roman, comme chez Thomas Mann, porte ses
propres forces et défende ses propres couleurs.
Christopher Hitchens,
dans le magazine The Atlantic Monthly, vous a reproché de peindre vos
personnages islamistes
avec plus de sympathie que les autres ?
Ma règle d’or : pour écrire un beau roman, s’identifier à tous les
personnages. Et c’est l’identification avec les personnages les plus
sombres qui rend le roman meilleur encore. L’exemple, cette fois,
c’est naturellement Dostoïevski.
Et votre nouveau roman ? Celui dont on dit qu’il raconte la haute
société turque et les aventures, sociales, sexuelles, de la Turquie
contemporaine ?
Il n’avance guère. Ce procès m’a fait perdre un temps inimaginable.
Je n’en peux plus !
Iriez-vous jusqu’à dire que le procès a changé le cours de votre vie
?
De ma vie de romancier, oui, sans doute. Mais j’essaie aujourd’hui de
retrouver cette vie d’avant le procès, ce temps d’avant la tempête,
bref, de ressaisir la trame du songe…
Propos recueillis par Lila Azam Zanganeh