AVIS DE TEMPÊTE SUR LES RELATIONS FRANCO-TURQUES
Akram Belkaïd, envoye special a Istanbul
La Tribune
17 mai 2006
Les milieux d’affaires turcs reprochent a leurs homologues francais
leur manque de soutien a la candidature de leur pays a l’Union
europeenne. L’initiative du Parlement francais de criminaliser toute
negation du “genocide armenien” risque de provoquer le boycott des
entreprises et des produits francais.
Je suis inquiet. Tout cela va penaliser les interets francais en
Turquie.” L’homme d’affaires qui prononce ces paroles est franco-turc
et les nuages qui s’amoncellent entre ses deux patries l’accablent:
“Il y avait deja la polemique a propos de l’adhesion de la Turquie a
l’Europe et maintenant voila que des parlementaires qui feraient mieux
de s’interesser a l’etat de la France nous ressortent le dossier
de l’Armenie.” Demain, en effet, le Parlement francais devrait
examiner une proposition de loi deposee par des deputes socialistes
– et soutenue par certains de leurs pairs a droite – prevoyant des
sanctions penales (cinq ans d’emprisonnement et 45.000 euros d’amendes)
contre toute personne “niant l’existence d’un genocide armenien”
entre 1915 et 1917.
Depuis que cette initiative est connue, le ton d’Ankara est devenu
menacant. “Nous n’avions rien prevu de faire jusqu’a present, mais
la patience a ses limites. Nous n’aurons pas de haine, mais nous
imposerons nos sanctions”, a ainsi affirme le Premier ministre turc,
Recep Tayyip Erdogan, alors qu’il participait a un sommet islamique
a Bali, en Indonesie. Selon la presse turque, le Premier ministre a
aussi rappele que “La France est l’un des premiers investisseurs en
Turquie” et que pour cette raison, les deputes francais devraient
etre “sensibles a la perspective de problèmes eventuels” voire de
“dommages incalculables”…
Pour de nombreux observateurs, l’histoire semble balbutier. En 2001
deja, le vote par les deputes francais d’une loi reconnaissant le
“caractère genocidaire” des massacres d’Armeniens commis durant la
Première Guerre mondiale avait provoque la colère du gouvernement
turc. Plusieurs entreprises francaises avaient ete deliberement
exclues d’appels d’offres publics mais aussi prives, et les appels
au boycottage des produits hexagonaux avaient uni l’ensemble de la
classe politique turque.
“La menace est claire et sans equivoque. Il y aura sanctions”, affirme
a La Tribune un patron francais qui a ete recu recemment par Recep
Tayyip Erdogan. Et les appels d’entrepreneurs francais pour bloquer
cette loi sur le genocide armenien se multiplient. C’est le cas par
exemple de la chambre de commerce francaise en Turquie qui a ecrit une
lettre au president Chirac lui demandant d’intervenir pour empecher
le vote de cette loi.
Des performances impressionnantes
De nombreux acteurs economiques francais en Turquie rappellent aussi
que ce pays affiche des performances economiques impressionnantes et
qu’un boycott du “made in France” aurait des consequences nettement
plus graves qu’en 2001, car a l’epoque la Turquie s’enfoncait dans
une grave crise economique.
De leur côte, les patrons turcs mais aussi des intellectuels liberaux
insistent sur les degâts collateraux provoques par cette affaire. Ils
affirment qu’elle va offrir une occasion en or a tous ceux qui,
en Turquie, ne veulent pas que leur pays regarde son passe en face.
C’etait d’ailleurs le sens d’un appel publie recemment dans la presse
francaise.
Dans un cafe a la mode, non loin de la place Taksim d’Istanbul, le
docteur Murat Belge, signataire de l’appel, universitaire, journaliste
et contributeur regulier du site londonien democracy.
org, accepte de parler de la question armenienne non sans jeter de
temps a autre des coups d’oeil vigilants derrière son dos. L’automne
dernier, ayant fait partie des intellectuels qui ont tendu la main
a leurs homologues armeniens pour “ecrire l’histoire commune d’une
main commune”, l’homme a ete vilipende par une bonne partie de la
presse nationaliste et de droite.
“Les massacres d’Armeniens sont indeniables et leurs causes meritent
d’etre explorees, notamment l’hypothèse d’une volonte d’accaparement
brutale des richesses des Armeniens, reconnaît-il. Par contre, je ne
suis pas d’accord avec l’emploi du terme de genocide. Pour moi la
Shoah a bien ete un genocide parce que ce fut un processus prepare
de longue date, organise et execute de facon meticuleuse. Cette
definition s’applique-t-elle au sort tragique des Armeniens? Je ne
le crois pas, mais je suis pret a en debattre, en toute ouverture
d’esprit.” Venant d’un intellectuel progressiste, ces propos ambigus
montrent que la route qui mène les Turcs vers l’acceptation du mot
“genocide” pour qualifier le massacre de près de 1 million d’Armeniens
est encore longue…
Mais au-dela de la polemique, une bonne partie des elites turques
est persuadee que la demarche francaise n’est rien d’autre qu’une
nouvelle offensive du courant occidental qui s’oppose a l’entree de
la Turquie dans l’Union europeenne. “En ce moment, il est evident que
la France ne s’aime pas. Et comme nous autres Turcs sommes un reflet
des Francais, il est normal que la France ne nous aime pas aussi.” À
peine conscient du caractère emphatique de ses propos, le sociologue
et politologue Faruk Birtek interrompt un instant ses declamations.
Dans la salle d’un restaurant a fleur d’eau du Bosphore, des
haut-parleurs discrets commencent a diffuser une chanson de Charles
Aznavour. “Un Armenien”, signale-t-il en clignant de l’oeil, l’index
droit pointe vers la partie asiatique d’Istanbul. Et de poursuivre:
“Franchement, la Turquie est le pays au monde qui a le plus ete
influence par Napoleon et de Gaulle. Comment la France peut-elle
nous tourner le dos de la sorte? Les Autrichiens, je peux comprendre,
mais pas les Francais!”
Incomprehension
Vu de l’Hexagone, ce discours peut paraître etrange, voire decale.
Pourtant, il traduit bien l’incomprehension totale des elites turques
vis-a-vis de l’hostilite francaise dans le – grand – dossier de
l’adhesion de leur pays a l’UE. “Les hommes d’affaires turcs se font
du souci a propos du processus d’adhesion”, confie Aldo L. Kaslowski,
president d’Organik Holding et de la branche internationale de Tusiad,
le patronat prive local (association des industriels et hommes
d’affaires turcs). “Notre pays est engage dans un long processus
pour faire partie de l’Union europeenne. Notre crainte n’est pas
que ce chemin soit long, mais qu’il se deroule dans des conditions
non equitables.”
Dans toutes les conversations sur ce thème, la date du 3 octobre – qui
correspond a l’ouverture officielle de negociations avec Bruxelles –
revient sans cesse. Et avec elle, les atermoiements francais. “Que
des politiciens francais en mal d’idees s’emparent de la question
turque pour des raisons electorales n’est pas surprenant”, relève un
industriel turc qui possède des interets en France et qui insiste
pour conserver l’anonymat. “Par contre, je n’admets pas, et je ne
suis pas le seul, le silence du patronat francais sur l’adhesion de la
Turquie.” Il y a plusieurs mois, une visite d’une delegation du Medef
a Istanbul a d’ailleurs failli tourner a l’aigre faute d’un soutien
suffisamment affiche des patrons francais – aux yeux de Tusiad –
a la candidature de la Turquie.
L’argumentaire des anti-adhesions est lui aussi regulièrement egrene
et… balaye. La question geographique? “L’Europe, avant d’etre une
plaque continentale, est d’abord un ensemble de valeurs”, assène
le francophone Dr Eser Karakas, de l’universite Bahcesehir. Le flux
migratoire qu’engendrerait une adhesion de la Turquie? Baris Oney,
directeur du developpement international de l’operateur mobile
Turkcell, très present en Asie et dans l’ex-CEI, s’impatiente un peu.
“Il y aura sûrement des Turcs qui partiront, mais nombre d’entre eux
vont revenir car c’est l’economie et l’emploi qui seront determinants.”
Aldo Kaslowski partage le meme raisonnement. “Depuis la crise de 2001,
notre economie a enregistre des performances extraordinaires.
Si nous continuons ainsi, le niveau de vie general pourrait atteindre
un revenu par tete d’habitant en milieu urbain de plus de 10.000
dollars voire 15.000 dollars. Si cela se realise, et nous sommes
bien partis pour, l’exode turc que les Europeens redoutent n’aura
pas lieu. Le Turc n’est pas un migrant heureux.”
Diaspora
Avec des mots prudents, soucieux de ne pas stigmatiser une population
que l’homme de la rue a tendance a facilement moquer, Gunduz Ozdemir,
directeur general d’Arcelik, une filiale du groupe Koc specialisee
notamment dans l’electromenager, tient a evoquer la diaspora turque,
a commencer par celle qui vit en Allemagne. “Les Turcs qui vivent en
Europe ne reflètent pas l’image contemporaine de leur pays d’origine,
deplore-t-il. Parmi eux, il y a des milliers de gens qui sont partis
d’Anatolie pour l’Europe sans meme avoir jamais mis les pieds dans
une grande ville.”
Faruk Birtek, quant a lui, est attentif a l’evolution des nouvelles
generations de Turcs nes en Europe qu’il juge aptes a s’integrer,
mais il s’inquiète du message vehicule par des televisions turques
diffusees par satellite. “Elles sont parmi les plus nationalistes et
vehiculent en permanence un message anti-europeen. Or, si nous voulons
reussir l’adhesion, il faut encourager ces nouvelles generations a
etre europeennes.” Pour Toker Alban, vice-president du conglomerat
Eczacibasi, il est temps de ne plus tergiverser. “Nous voulons
etre membres de l’Union europeenne et nous n’avons pas besoin de
carottes pour nous pousser a plus de reformes. L’adhesion doit etre
le seul objectif.” Ce discours n’arrive pas a masquer le doute qui
s’installe. Dans les grandes tours financières ou commerciales du
quartier Levent ou dans les sièges des principaux groupes turcs où,
pour entrer, il faut passer sous un portique detecteur de metal
– mais où une simple carte de visite permet de justifier de son
identite -, l’idee d’un plan B, alternative a l’adhesion, fait son
chemin. “Être en conformite avec tous les critères d’adhesion est tout
aussi important que l’adhesion elle-meme”, affirme Serpil Timuray,
la directrice generale de Danone en Turquie. “L’Europe nous offre
une longue check-list qui nous tire vers le haut et nous en profitons
pour nous ameliorer.”
Ce thème de la candidature, qui serait aussi importante voire plus
importante que l’adhesion, est dans plusieurs bouches, mais il serait
hasardeux d’en conclure que l’heure est a la resignation. Bien au
contraire, une mise en garde suit souvent ce raisonnement. “En 2014,
au vu de l’evolution de notre economie, c’est l’Europe qui aura besoin
de nous pour faire face a la mondialisation et a ses rivaux asiatiques
et americains”, affirme l’universitaire francophone Suheyl Batum.
Reformes
Le discours est le meme au sein de Turkpnfed, une federation
patronale de creation recente. “Où les Europeens veulent-ils que
la Turquie soit? Vers qui veulent-ils qu’elle se tourne?” interroge
Celal Beysel, son vice-president. Bulent Akgerman, president de la
federation des associations industriels, rencherit, un brin moqueur:
“Savez-vous pourquoi les Etats-Unis veulent que nous fassions partie
de l’Europe? C’est parce qu’ils espèrent que notre candidature sera
rejetee!” Mais – vaste sujet – la Turquie est-elle vraiment prete
a entrer dans l’UE? “Il y a encore beaucoup de pain sur la planche
en matière de reformes, meme si nous en avons accompli une grande
part”, reconnaît Dilek Yardim, la directrice generale de Deutsche
Bank en Turquie.
Restent les avancees democratiques et, la, l’intellectuel Murat
Belge est categorique. “La Turquie actuelle ne peut faire partie de
l’Union europeenne, il y a beaucoup de progrès a faire en matière
de democratie.” Et de conclure en souriant: “Groucho Marx a dit
un jour qu’il ne concevait pas de rejoindre un Club suffisamment
stupide pour l’accepter. Cela vaut pour nous. Les Europeens doivent
etre exigeants sur nos efforts en matière de democratisation pour que
nous nous sentions totalement en confiance vis-a-vis de l’interet de
cette adhesion.”
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