LE GENOCIDE HANTE TOUJOURS LES ARMENIENS
Fabrice Node-Langlois
Le Figaro, France
19 mai 2006
À EREVAN, dans les journaux et a la television, on a sans doute
davantage qu’a Paris evoque la proposition de loi visant a penaliser
la negation du genocide armenien. Lavrenti Barsegyan, le directeur du
Musee du memorial du genocide, etait très favorable a ce texte. Comme
pour nombre de ses compatriotes, l’interet principal de ce debat
etait selon lui d’accentuer la pression sur la Turquie pour qu’elle
reconnaisse le genocide de 1915-1917 qui a fait 1,5 million de morts,
selon les Armeniens. C’est d’ailleurs la reaction d’Ankara, jugee
disproportionnee, qui a renforce l’attention des Armeniens pour cet
episode francais.
Dimanche dernier, dans une interview au quotidien Hurriyet, le premier
ministre turc Recep Tayyip Erdogan avait en effet menace Paris de
sanctions commerciales si le texte etait adopte. Creer des lois pour
repondre aux negationnistes Construit en 1965 sur une colline qui
domine Erevan, le memorial plonge le visiteur dans une ambiance qui
rappelle Yad Vashem, le memorial de la Shoah a Jerusalem. L’ Adagio
d’Albinoni, diffuse par les haut-parleurs, invite au recueillement
devant la flamme du souvenir, protegee du vent par un cercle de
monolithes gris. Dans le musee souterrain visite par 250 000 personnes
par an, documents a profusion et photos de tetes plantees sur des
pics ou de corps decharnes dans les deserts d’Anatolie et de Syrie
offrent autant de “preuves irrefutables de la barbarie turque”. Artem
Ohandjanian, historien et realisateur de films sur le genocide, venu de
Vienne visiter le memorial, estime qu’il est indispensable de creer des
lois “pour repondre aux negationnistes en application de la Convention
internationale de 1948 sur les genocides”. La diaspora armenienne –
400 000 a 500 000 personnes en France sur 6 millions dans le monde –
n’est pas etrangère au texte examine hier a Paris. Giro Manoyan en
revendique carrement la paternite, au nom de la branche francaise de
son parti, Dashnak, la “federation revolutionnaire armenienne”. Membre
de l’internationale socialiste, lie au PS francais, Dashnak participe
a la coalition gouvernementale a Erevan. “S’il n’y avait pas de loi
en France punissant la negation de la Shoah, nous n’aurions pas
pousse ce texte sur le genocide armenien”, explique cet imposant
barbu ne au Liban et eleve au Canada. Un enjeu europeen Selon un
diplomate occidental a Erevan, “pour la diaspora armenienne, issue de
ce traumatisme, l’histoire s’est arretee en 1915”. Il sous-entend que
les forces vives d’Armenie sont moins obnubilees par le sujet. Ce sont
“les negociations sur l’adhesion de la Turquie a l’UE qui ont refait
du genocide un enjeu europeen, politique et mediatique”, observe
pour sa part Giro Manoyan. Aujourd’hui, le president armenien Robert
Kotcharian souhaite la reprise des relations avec la Turquie, sans
exiger de prealable sur la reconnaissance du genocide ni revendiquer
de territoires. En revanche, la reconnaissance internationale du
genocide est un des objectifs de sa politique etrangère. “Bien sûr
que le genocide n’est pas une obsession quotidienne”, commente Levon
Kazaryan, redacteur en chef adjoint du journal russophone Goloss,
repute pour l’attention qu’il accorde au drame de 1915. “Le chômage
est le gros problème immediat, ainsi que les bas salaires. Le salaire
minimum est a 30 euros et certains retraites ne touchent que 15
euros par mois.” Mais ce genocide, “il est en nous, profondement”,
rajoute sa collègue Zara Guevorguian, une journaliste de 37 ans. Sur
le campus renove de l’Universite francaise d’Armenie, la plus grande
a l’etranger, avec 700 etudiants, la future elite du pays a suivi
les debats autour de la proposition de loi francaise. “Ici, j’ai ete
forme pour etre ouvert, constructif”, commente Armen. A 30 ans, il
termine un mastère d’affaires internationales tout en dirigeant une
entreprise americaine de marketing. “Mais pour construire l’avenir,
il ne faut pas oublier l’histoire.” C’est dans son pays pauvre et
enclave, saigne par l’emigration – la population, 2,9 millions de
personnes, diminuera encore cette annee de 0,19% – qu’Armen voit son
avenir. Comme ses camarades de fac plus jeunes, Arpine, Guevorg ou
Zohrab, tous quadrilingues (armenien, russe, anglais et francais),
il souhaite un rapprochement avec le voisin turc. Mais quand ils
regardent au loin le majestueux cône enneige du mont Ararat –
5 160 m- qui semble flotter dans la brume au-dessus de l’horizon,
les blessures se rouvrent. La montagne mythique où se serait echoue
Noe, a 50 km d’Erevan, est de l’autre côte de la frontière turque,
fermee. Et pour tous, elle est l’Armenie.
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