Tennis: David Nalbandian, le metronome

Le Temps
8 juin 2006

David Nalbandian, le métronome;
TENNIS. Depuis l’ge junior, l’Argentin taciturne, bête de somme, est
le cauchemar de Roger Federer. Demain, il tentera de le frustrer
d’une première finale à Roland-Garros.

Ça doit être son short. Ou alors son nez. Ou peut-être ce faciès
atone, ce front haut, qui transpirent une rigueur crasse. Rien n’y
change. David Nalbandian a beau devenir un joueur de haut rang,
déployer un tennis d’une propreté impeccable, à Roland-Garros, ses
conférences de presse continuent d’attirer une cohorte hagarde et la
direction, commerçante, de lui refuser les faveurs du Central. «David
n’a eu droit qu’aux courts annexes. Jamais un tournoi n’a manifesté
aussi peu d’égard pour un numéro trois mondial», s’offusque Mats
Wilander.

L’intérêt est poli, au mieux, mais David Nalbandian ne se pique pas
de le susciter. Rien n’y change. Rien n’y changera, d’ailleurs, pas
même la perspective d’une énième empoignade avec Roger Federer,
demain, en demi-finale, comme au temps des culottes courtes. «Ce sera
encore un bon match», confie l’Argentin, leader par six victoires à
cinq. «Comment vous sentez-vous?», expédie un journaliste. «Bien.»
Convié à élargir la réflexion à son état moral, Nalbandian étaye:
«Très bien.» La tactique employée pour battre Davydenko: «Simplement
gagner.» De guerre lasse, un novice tente imprudemment: «Pourquoi
as-tu jeté ta raquette au quatrième set? Tu étais fché?» Prise d’un
fol espoir, la cantonade guette fébrilement une rebuffade de type «Et
ta soeur?» puis, contrite, s’accommode sans mal d’un inexorable:
«Parce que j’en avais envie.»

David Nalbandian joue au tennis et, quand bien même il lui serait
demandé d’en rendre compte, il ne s’est jamais senti la verve
dialectique. C’est un homme de peu de mots, gravement pénétré de son
importance, chiche en minauderies et désespoir des échotiers. C’est
une bête de somme. C’est un métronome, un distributeur automatique de
revers-croisés, une machine à frapper, dans un enchaînement mécanique
de gauches-droites qui, à l’usure, poussent l’adversaire dans les
cordes, ou à la faute. Cette sobriété inlassable fit perdre beaucoup
de matches à Roger Federer et, aussi, ses nerfs de surdoué impétueux.
Propre, lisse, systématique. Pas de faiblesses, ou si peu: le revers
est imperturbable, le coup droit à peine plus vulnérable, le physique
infaillible – à un poignet près – et la lecture du jeu prodigieuse,
extrêmement vive et intelligente.

Dans sa vie de grande solitude, les gazetiers lui savent également
peu d’incongruités, ou peut-être une seule: les rallyes automobiles.
David Nalbandian a délesté son compte en banque pour monter une
écurie, «Tango». L’an dernier, il a profité de ses relations
parisiennes pour négocier des pistons de courses chez Peugeot France.
«Je prépare déjà ma reconversion. J’ai 24 ans et, bientôt, je
changerai de voie.»

Dans le même temps, David Nalbandian a accueilli sans joie de figurer
parmi les cinquante mles les plus beaux de la planète, recensés par
le magazine People. Il a accueilli avec la même équanimité «le prix
citron» que lui ont décerné les journalistes de Roland-Garros, au
titre de «joueur le plus antipathique du circuit». En tout état de
cause, le sapeur de bonnes volontés avoue peu d’amis dans les
vestiaires. Il aime le football, la plongée sous-marine, le rallye,
et il y a tissé quelques connivences «plus vraies», comme si lui-même
dépareillait avec les aménités damnées et les ego obèses du circuit
ATP.

David Nalbandian, dit son entourage, a toujours vécu en équilibre
précaire entre deux cultures, entre deux inclinations. Blond à
bouclettes en Argentine, il est surnommé «le gringo». Joueur de fond
de court, il a cueilli ses victoires sur le ciment, alors que ses
racines tennistiques sont profondément ancrées dans la terre battue.
Argentin d’origine arménienne, multimillionnaire jailli des masses
laborieuses, il dédie sa réussite au grand-père qui, tout juste
émigré, avait construit un court de ses propres mains, à sa
naissance, dans un préau désaffecté. Jamais David Nalbandian n’a
voulu quitter la province de Cordoba, malgré les menaces d’enlèvement
sur sa famille.

Le gringo suit sa route, indifférent aux inanités qui l’entourent. Il
ne cause pas, ne boit pas, ne fume pas, ne drague pas. Il bosse.
Comme tous ses compatriotes, il brandit un physique irréprochable,
façonné dans un entraînement de GI. «Les clivages Nord-Sud sont un
peu clichés mais, quand les espoirs français hantent les boîtes
parisiennes, les Argentins court les tournois, loin de chez eux, avec
les économies de leurs parents. Ils ont les crocs», expose un ancien
joueur… français.

Dur au mal, David Nalbandian gravit des marches d’escalier au pas de
course, simule les gestes de la raquette avec des disques de 10 kilos
dans les mains, en soulève 110 au développé-couché, et aligne des
traversées de piscine tout habillé, pour augmenter la résistance à
l’eau. Seul le mental, chez lui, est suspect. Le gringo n’envisage
jamais le tennis en terme de plaisir, de sensations, mais uniquement
sous le sceau du combat. Or, il a perdu les plus grands, sauf un. Et
que vaut ce Masters braconné l’an dernier, honnêtement, contre un
Federer apathique?

Junior, à Wimbledon, David Nalbandian était arrivé en retard pour
disputer une demi-finale, et avait subi l’opprobre d’une
disqualification. Il a juré de venger le gosse humilié qu’il fut ce
jour-là. En 2002, il s’est hissé en finale et, goguenard, a demandé
la permission de dormir au stade. Il a perdu sèchement, moins vaincu
par la férocité de Lleyton Hewitt que par sa propre fébrilité. Parce
qu’au fond, tout au fond, il n’est pas une machine.

Encadré: «Je vais harceler Nadal»

Du haut de son mètre nonante-trois, Ivan Ljubicic voit loin.

Par Christian Despont

Avec sa tonsure, ses raideurs et ses vêtements anachroniques, Ivan
Ljubicic, 26 ans, en paraît facilement dix de plus. «C’est peut-être
dû à mon vécu, rit-il. J’ai appris le tennis dans un camp de réfugié,
pendant la guerre d’ex-Yougoslavie. Je ne comprenais pas la langue,
je n’avais pas d’amis, pas d’argent. Je ne pouvais que passer mes
journées à jouer au tennis.»

Plus rien n’effraie Ivan Ljubicic. En tout cas, pas le chauvinisme de
première nécessité délivré hier par la foule à Julien Benneteau,
ultime espoir français, beauté de l’éphémère, promptement battu 6-2
6-2 6-3. «Je n’ai pas eu le temps de savourer», dira le malheureux.

Ivan Ljubicic (ATP 4) ne sera pas davantage intimidé par Rafael
Nadal, vendredi, auquel il infligera une offensive incessante. Du
haut de son mètre nonante-trois, le Croate voit loin. Et même
jusqu’en finale. «Qu’ai-je à perdre? Personne ne doute que Rafael est
le grand favori du tournoi. Je vais l’agresser, le harceler. Déjà
parce qu’il n’existe pas de tactique «prêt-à-porter» pour le battre,
ensuite parce que, en dehors d’une élimination que tout le monde
attendait beaucoup plus tôt, je ne risque rien.»

Rafael Nadal n’a pas davantage perdu son temps, hier, face au jeune
Serbe Novak Djokovic, talentueux, roublard, mais épuisé (6-4 6-4
abandon). L’Espagnol persiste: «Roger reste la référence absolue.
Situer ma valeur par rapport à lui n’a aucun sens. Par exemple, James
Blake m’a souvent battu. Ça ne fait pas de lui le numéro deux
mondial!»