GENOCIDE ARMENIEN: LA JUSTICE TURQUE JUGE UNE ROMANCIèRE VEDETTE
par Laure marchand
La Tribune de Geneve
21 septembre 2006 jeudi
Tribune de Genève Edition
MONDE Turquie Les autorites n’en finissent pas de traquer les
intellectuels qui osent evoquer les massacres sous l’Empire ottoman.
Un combat inegal.
MONDE Turquie
Istanbul
Les autorites n’en finissent pas de traquer les intellectuels qui
osent evoquer les massacres sous l’Empire ottoman. Un combat inegal.
On croit rever. Un personnage de roman est convoque devant la
justice turque. Et c’est son auteur qui devra repondre de ses
paroles aujourd’hui devant le Tribunal de Beyoglu a Istanbul. Pour
quel crime? Une "insulte a l’identite nationale turque", au nom de
l’article301 du Code penal.
Drôle d’histoire. Dans son dernier livre, Le père et le bâtard,
l’ecrivain Elif Shafak fait s’entrecroiser les destins de familles
turques et armeniennes rescapees du genocide commis a l’epoque de
l’Empire ottoman. Un protagoniste denonce "les bouchers turcs de 1915",
en reference aux massacres de la Première Guerre mondiale.
Pour ces propos fictifs, l’egerie des intellectuels turcs encourt
une peine de six mois a trois ans de prison.
Le texte juridique sur lequel s’appuierait une telle condamnation
est dans le collimateur de l’Union europeenne et des organisations
turques de defense des droits de l’homme. Mais sa suppression n’est
pas d’actualite, a reaffirme le gouvernement. "Selon Cemil Cicek, le
ministre de la Justice, on ne peut pas changer la loi comme on change
de cravate et il faut d’abord attendre d’avoir une vision generale de
l’application de cet article", explique Erol Onderoglu, de l’agence
de presse independante BIA attentive aux dossiers des droits de
l’homme. "C’est très decevant car de toute evidence les magistrats ne
l’utilisent pas correctement et en font une interpretation politique."
Depuis l’entree en vigueur du nouveau Code penal en 2005, plus de
quarante intellectuels, syndicalistes, journalistes ont ete victimes
de cet article301, veritable bâillon de la liberte d’expression.
Orhan Pamuk est le cas le plus celèbre. L’auteur du best-seller
Neige avait ete poursuivi pour une interview donnee au journal suisse
Tages-Anzeiger en fevrier 2004. L’ecrivain traduit dans 20 langues y
declarait que "trente mille Kurdes et un million d’Armeniens ont ete
tues en Turquie. Presque personne n’ose en parler, a part moi, et les
nationalistes me haïssent pour cela. " Intolerable, alors qu’Ankara nie
toujours les massacre d’Armeniens et parle de "soi-disant genocide".
Une cible ideale
A chaque fois, un meme groupe d’avocats ultranationalistes est a
l’origine de la plainte deposee. Et pour le procès d’Elif Shafak, cette
"Union des juristes" a lance un appel au ralliement menacant de ses
troupes: tous les "patriotes" doivent remplir "leur devoir national"
en manifestant dans l’enceinte du tribunal car "le temps est venu de
dire stop aux ennemis de la Turquie", indique leur communique.
L’audience d’aujourd’hui se deroulera dans un contexte très tendu et un
renforcement des forces de securite est prevu. Regulièrement menacee,
la jeune romancière de 35ans, qui partage sa vie entre la Turquie et
les Etats-Unis où elle enseigne la litterature, est la cible ideale
de ces groupes antieuropeens qui tentent de freiner les avancees
democratiques de la Turquie a coups de poursuites devant les tribunaux.
Dans ses romans et ses chroniques dans les journaux turcs, cette
brillante universitaire denonce sans relâche le machisme de la Turquie,
ses tabous historiques, les manques de liberte pour ses minorites
ethniques, musulmanes ou non, la violence de son nationalisme Une
parole libre et liberale, hantise de ses detracteurs.
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