Pourquoi La Turquie Veut Adherer, Par Abdullah Gul

POURQUOI LA TURQUIE VEUT ADHERER, PAR ABDULLAH GUL

Le Monde, France
26 septembre 2006 mardi

La perspective de rejoindre de plein droit l’Union europeenne est
pour nous un puissant stimulant. Nous pouvons de notre côte apporter
beaucoup a l’Europe, pour le bien de tous.

Depuis que la Turquie a pose sa candidature pour entrer dans l’Union
europeenne, elle n’a pas menage ses efforts en vue de remplir les
conditions fixees par les pays membres. Plus d’un tiers des articles de
notre Constitution ont ete modifies, de nombreuses mesures legales ou
administratives promulguees ; notre societe se modernise a un rythme
accelere. C’est la voie du progrès pour le peuple turc et celle qui
nous permettra d’aborder au mieux les differentes etapes du processus
de negociations où nous sommes desormais engages avec Bruxelles.

Certes, les obstacles ne manquent pas sur le chemin, tant du côte de
la Turquie (je ne minimise pas le travail qui nous reste a accomplir)
que de la part des pays europeens dont certains ne cachent pas leur
scepticisme, voire leur hostilite, touchant la candidature turque.

Face a de telles difficultes, il est legitime que l’on nous interroge :
" Pourquoi tenez-vous tellement a integrer l’Union europeenne au lieu
de vous contenter d’un accord douanier et d’un statut de partenaire
privilegie ? " D’aucuns se demandent meme si notre insistance
n’obeirait pas a des intentions peu avouables : ils ne sont pas loin
de soupconner la Turquie d’etre le cheval de Troie de telle ou telle
puissance !

Pour repondre a ces interrogations et tenter de clarifier le debat,
je voudrais preciser ici nos motivations.

D’abord, notre integration dans l’Union europeenne est, a un double
titre, l’aboutissement naturel de notre marche volontariste vers le
renouveau : comme consequence logique de notre vocation europeenne
seculaire, d’une part ; comme motivation puissante des changements que
nous conduisons, d’autre part. La dimension europeenne de mon pays a
de profondes racines historiques, que l’on ignore trop souvent. C’est
dès 1495 que la Turquie envoie son premier representant diplomatique
en France. Celle-ci, de son côte, inaugure au XVIe siècle a Istanbul
sa première representation diplomatique dans un pays etranger. Depuis,
les influences et relations mutuelles n’ont cesse de se developper,
en meme temps que notre peuple participait a l’histoire de l’Europe. Au
reste, la Turquie figure parmi les pays fondateurs ou les plus anciens
membres d’organisations transatlantiques ou europeennes telles que
l’OTAN, le Conseil de l’Europe ou l’OSCE.

Ensuite, l’adhesion a l’UE est l’assurance d’une democratie plus forte
et plus stable, d’une economie plus saine, d’une protection sociale
plus equitable, et d’un developpement durable. C’est aussi un gage de
perennisation de la paix. Sans doute n’est-il pas impossible de remplir
ces objectifs en dehors de l’Union, mais il n’en reste pas moins que
notre volonte d’en devenir membre traduit avant tout un choix politique
et philosophique en faveur des ideaux et des principes qui la fondent.

Reciproquement, l’integration de mon pays fera beneficier pleinement
l’Europe de nos atouts considerables, grâce auxquels celle-ci sera
en bien meilleure position pour s’imposer face a la concurrence
mondiale. Notre population jeune, cultivee, ouverte, la dynamique de
notre societe, la vigueur de son economie et son adaptabilite face aux
defis de la mondialisation sont souvent citees comme les principaux
atouts de la candidature turque. Un autre atout majeur est celui de
la contribution de la Turquie a la securite energetique de l’Europe,
avec le rôle central qui dorenavant lui incombe en ce secteur,
notamment a travers la realisation de l’oleoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan.

A ces facteurs socio-economiques, il convient d’ajouter l’apport
geostrategique de la Turquie, le lien privilegie qu’elle etablit
entre l’Asie centrale et l’ouest de l’Europe. La convergence de vues
est remarquable entre les politiques etrangères turque et francaise.

Les recents evenements au Proche-Orient ont mis encore une fois en
evidence la similitude de nos analyses s’agissant des principales
questions internationales. En ce domaine, dans la quasi-totalite des
cas (94 % exactement), la Turquie agit conformement aux orientations
de politique etrangère et de securite commune de l’Union.

Independamment du processus d’adhesion, la Turquie a dès a present
participe aux operations militaires conduites par l’UE dans un large
espace geographique allant des Balkans a la Republique democratique
du Congo.

Enfin, de nombreux pays, confrontes a la mondialisation, cherchent a
s’unir en creant de grandes zones economiques qui tendent a se doter
d’instances plus ou moins formalisees de coordination politique.

L’Europe en a ete le modèle, imite mais jamais egale, notamment en
Amerique et en Asie. Il est vrai que la Turquie est un grand pays,
dont le developpement et la croissance sont extremement rapides :
mais nous avons la volonte, comme d’autres nations, de nous inserer
dans un ensemble plus large. " Eh bien, vous avez le choix ",
dira-t-on. Pour nous, cependant, il n’en est qu’un qui vaille :
c’est a l’Union europeenne que nous souhaitons ardemment adherer.

J’espère que ces quelques reflexions auront mieux fait comprendre les
raisons de notre aspiration a rejoindre l’Union. Elles expliquent
qu’il n’y ait pas, pour la Turquie, d’autre option qu’une adhesion
plenière. A ce titre, notre actuelle union douanière avec l’UE n’est,
comme le precise l’accord qui nous lie, qu’une etape preliminaire
de notre adhesion : elle ne saurait en tenir lieu, pas plus qu’un
" partenariat privilegie " que personne, d’ailleurs, ne parvient
a definir. Nous voulons participer pleinement au projet commun. La
Turquie est le seul pays a avoir realise une union douanière avec
l’Europe sans en devenir membre. Les contraintes qui en resultent pour
notre peuple ne seraient guère tolerables pour lui sans la perspective
de voir notre pays devenir membre a part entière.

Je n’ignore pas que des differences d’analyses subsistent sur certains
dossiers : c’est le cas, notamment, de la question chypriote. La
comme ailleurs, nous devons pouvoir nous entendre sur les solutions
les plus conformes aux valeurs fondatrices de l’Union.

Pour ce qui concerne la situation a Chypre, aujourd’hui divisee
entre une partie chypriote grecque (membre de l’Union europeenne)
et une partie chypriote turque (exclue de l’Union), notre vision
est celle d’un axe de cooperation, au sein de l’UE, entre la Grèce,
la Turquie et un Etat de Chypre reunifie. Dans cette perspective,
nous continuons de soutenir les efforts du secretaire general des
Nations unies tendant a apporter un règlement global au problème.

J’observe qu’un autre sujet revient souvent dans les debats concernant
la Turquie : la question armenienne. Pour degager enfin les principes
d’une reconciliation sur un conflit de memoires entre deux peuples
qui ont partage près de dix siècles de vie commune en harmonie,
notre gouvernement propose, avec l’appui unanime du Parlement turc,
de creer une commission mixte d’historiens turcs et armeniens dont
les travaux seront ouverts aux contributions des historiens de pays
tiers qui le souhaiteraient. L’objectif de cette commission sera
de faire toute la lumière, d’une facon objective et impartiale, sur
les evenements tragiques de 1915, causes de tant de souffrances pour
les Armeniens et les Turcs. Nous nous engageons d’avance a accepter
les conclusions des experts et a y repondre par des initiatives
appropriees. Le respect scrupuleux de l’histoire est la condition
d’un authentique exercice du devoir de memoire.

La Turquie, quant a elle, n’epargnera rien pour faciliter une
juste resolution des problèmes qui demeurent sur la voie de son
entree dans l’Union. J’ai dit les raisons de fond et les sentiments
qui nous attachent a ce projet. Contrairement a ce que craignent
certains, notre integration a l’Europe ne pourra que redynamiser sa
construction politique, tant nous sommes attaches a ce qu’elle puisse
avoir l’influence qu’elle merite dans les affaires du monde.

J’appelle la France, qui jouit d’une solide base historique, culturelle
et economique dans notre pays, a soutenir la realisation de cette
promesse d’avenir : l’adhesion de la Turquie a l’Union europeenne.

Abdullah Gul

Vice-premier ministreet ministre des affaires etrangères de Turquie.

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