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DE TURQUIE, CHRISTOPH BLOCHER SèME LA COLèRE

Le Temps, Suisse
5 octobre 2006

GENOCIDE. En visite a Ankara, le ministre de la Justice remet en
cause l’application de la norme antiraciste. Vague de desapprobation.

Les "maux de ventre" de Christoph Blocher donnent des maux de tete au
monde politique suisse. Venu celebrer a Ankara le 80e anniversaire de
l’adoption du Code civil suisse par la Turquie, le chef du Departement
federal de justice et police (DFJP) a lance un veritable pave dans
la mare hier en abordant la question très sensible de la penalisation
de la negation des genocides. L’article 261 bis du Code penal suisse
lui donne des "maux de ventre", a-t-il declare.

"Modifier la loi est une possibilite", a-t-il ajoute devant la presse
a l’issue de sa rencontre "très amicale" avec son homologue turc,
Cemil Cicek.

Tout en defendant la position officielle a propos de la question
armenienne – le ministre UDC a rappele que le Conseil federal ne
reconnaissait pas le "genocide des Armeniens" et que, s’agissant
des poursuites penales contre deux intellectuels turcs, la Suisse
respectait une stricte separation des pouvoirs -, il a ainsi critique
ouvertement la norme penale antiraciste.

Scandale et perplexite

Sa declaration a immediatement provoque des reactions en Suisse. Elle a
suscite une certaine perplexite au Departement federal des affaires
etrangères (DFAE), qui a dû gerer plusieurs episodes houleux
entre Berne et Ankara. Ils feront très certainement l’objet d’une
discussion au sein du Conseil federal, soulignent des proches du
dossier. Le president du PDC, Christophe Darbellay, est scandalise:
"C’est precisement pour que l’Holocauste et d’autres genocides ne
passent pas pour des details de l’histoire et pour lutter contre
l’extreme droite que la norme antiraciste existe!"

Mais, plus encore que l’interpretation de cette norme, ce sont
les propos de Christoph Blocher qui provoquent l’ire de nombreux
parlementaires. Qu’il s’immisce directement dans une procedure penale
est "scandaleux", jugent des elus de tous bords. Qu’il le fasse de
surcroît a l’etranger est percu comme un coup de poignard dans le
dos des autres membres du gouvernement et du peuple suisse.

Voulue par le peuple

"Le ministre ne connaît-il pas la separation des pouvoirs?" s’insurge
Christophe Darbellay. Didier Burkhalter (PRD/NE) souligne: "Une
nouvelle fois, il depasse les bornes! Lui qui s’erige toujours
en defenseur de la volonte populaire en vient a la bafouer. Car,
faut-il le rappeler, la loi antiraciste a ete voulue et avalisee par
le peuple!" La gauche enfonce le clou: "Après avoir remis en cause
la Commission federale de recours en matière d’asile, traite deux
ressortissants albanais de criminels en se substituant aux tribunaux,
ce nouveau pas est grave et consternant", tranche le secretaire general
du Parti socialiste, Thomas Christen. Comme les Verts, il en conclut:
"Cela prouve une nouvelle fois que Christoph Blocher est indigne du
Conseil federal." De son côte, l’UDC boit du petit-lait.

Elle n’a jamais ete partisane de la loi antiraciste, sous pretexte
qu’elle limitait la liberte d’expression et pouvait remettre en cause
la neutralite de la Suisse. Pour Andre Bugnon, il ne s’agit pas de nier
le genocide des Armeniens. Mais cette loi "doit tout au plus valoir
pour des phenomènes d’actualite. Pas pour des evenements historiques."

Cet article 261 bis du Code penal empoisonne de manière très directe
les relations entre Berne et Ankara. Adopte en 1994, il punit tout
propos tendant a nier, minimiser ou justifier un genocide ou d’autres
crimes contre l’humanite. Initialement vote dans le but de punir les
negationnistes de l’Holocauste, il a depuis ete utilise a l’encontre
de deux Turcs, l’historien Yusuf Halacoglu et le leader du Parti des
travailleurs, Dogu Perincek. Tous deux, lors de conferences tenues en
Suisse en 2005, avaient ouvertement nie le genocide de 1915 durant
lequel entre 1,2 et 1,5 million d’Armeniens auraient ete tues. Dogu
Perincek avait meme ete interroge durant deux heures a la suite de
cet incident, soulevant la colère d’Ankara, qui rejette encore la
thèse du genocide mais reconnaît le massacre de 300000 Armeniens.

Ankara s’oppose donc au Grand Conseil vaudois et au Conseil national,
qui ont officiellement reconnu en 2003 la realite de ce genocide.

Aux yeux de Christoph Blocher, les poursuites engagees a l’encontre
de ces deux citoyens turcs par la justice suisse portent un coup a la
liberte d’expression. "La situation est actuellement très differente
de celle des annees 90, a-t-il explique. A l’epoque, personne n’aurait
pense que cet article [261 bis du Code penal] traînerait en justice
un eminent historien turc." Avant d’ajouter que "ce n’est pas aux
hommes politiques suisses de juger l’histoire d’un pays tiers" et
d’approuver l’idee de creer une commission internationale d’historiens
sur le sujet.

L’autre dossier sensible aborde très "ouvertement" hier entre
les deux ministres concerne la lutte contre le terrorisme. Cemil
Cicek a reitere a "son ami" l’attente de la Turquie concernant
une cooperation internationale et a vertement critique l’attitude
de certains terroristes qui "essaient de se rendre en Europe en
profitant des vides juridiques de certains pays et y demandent
l’asile". Allusion claire a la Suisse qui refuse de qualifier le
Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) d’organisation terroriste,
contrairement aux Etats-Unis et a l’Union europeenne.

Encadre: Il se moque du peuple et des institutions

Commentaire.

Par Bernard Wuthrich

Très attache, en d’autres circonstances, au respect de la volonte
populaire, Christoph Blocher ne s’est pas gene, mercredi a Ankara,
pour remettre en question une norme penale pourtant approuvee par le
peuple en 1994.

Non seulement il montre ainsi sa conception très volatile du respect
des decisions populaires, mais, en plus, il devait s’abstenir de
faire ce genre de commentaire dans ce contexte precis.

Il n’est pas le premier a mettre en doute l’application de la norme
penale antiraciste a des cas tels que ceux des deux personnalites
turques poursuivies par la justice suisse. On peut se poser des
questions a ce sujet, mais un ministre n’a pas a se livrer a un tel
exercice alors qu’il est en visite a l’etranger.

Il n’a pas non plus a annoncer dans ce cadre-la qu’on pourrait
envisager une revision legislative. Qu’il le pense, c’est son droit.

Qu’il l’exprime lors des seances du Conseil federal, cela fait partie
de sa fonction. Qu’il le dise lors de debats politiques en Suisse,
on peut encore l’admettre.

On ne peut en revanche accepter qu’un membre du gouvernement aille
dire a ses interlocuteurs turcs que cet article du Code penal lui
"fait mal au ventre". C’est d’autant moins acceptable qu’il le fait
alors qu’une procedure penale est en cours.

Il ne lui suffit pas de rappeler, comme il l’a fait, la position du
Conseil federal face a la question armenienne et l’attachement de la
Suisse a la separation des pouvoirs pour se permettre un tel abus.

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From: Baghdasarian