IL FAUT RECONCILIER ARMENIENS ET TURCS
La Chronique D’Alexandre Adler
Le Figaro, France
05 octobre 2006
La visite officielle du president de la Republique en Armenie
represente un geste profond, emouvant et empreint d’une veritable
solennite. Il faut en effet remonter a l’epoque des croisades pour
voir des ancetres de la France actuelle entretenir d’intenses relations
diplomatiques avec le brillant royaume armenien de Cilicie.
Si la France porta avec son alliee russe le nouvel Etat armenien sur
les fonts baptismaux a la fin de la Première Guerre mondiale, on sait
que l’entente de la Turquie kemaliste et de la Russie leniniste empecha
tout simplement cette Republique de vivre, sinon dans le coeur de
tous les Armeniens de la diaspora, qui ont represente une immigration
exemplaire. Tout cela suffirait a donner a cette visite d’Etat une
signification symbolique considerable. Le risque, malgre tout, que
cette initiative revet aujourd’hui, c’est de ranimer les flammes de
la grande querelle armeno-turque a un moment particulièrement delicat
de la negociation entre la Turquie et l’Europe.
Et, de tout cela, comme dans un abcès tumefie et infecte, il faut
parler franchement pour debonder, nettoyer et desinfecter. Tout
d’abord, le problème du genocide. Certes, le terme fut forge de toutes
pièces, au procès de Nuremberg, par le grand avocat juif polonais
Raphaël Lemkin, pour tenter de qualifier un meurtre de masse qui
n’avait pas eu de precedent par son ampleur et sa premeditation.
Meme s’il est possible de montrer que les Turcs et les Kurdes n’ont
procede, en 1915, ni avec la premeditation ni avec la continuite du
dessein exterminateur que l’on voit a l’oeuvre chez les Allemands
nazis et leurs complices divers, il n’est tout simplement pas
humain de refuser au peuple armenien, avec l’emploi de ce terme, un
apaisement moral et un redressement symbolique auquel il a parfaitement
droit. Mais a la condition, puisque l’on veut sortir du solipsisme
moral qui avait conduit naïvement les juifs a se reserver une sorte de
monopole terminologique a la fin de la guerre, d’examiner la tragedie
armenienne dans son ensemble. Rien, bien sûr, n’excuse les crimes
commis par l’armee turque et ses irreguliers kurdes qui massacrèrent,
en quelques mois, la quasi-totalite de la population armenienne des
provinces orientales de l’empire. Mais ce crime s’insère tout de meme
dans une tragedie plus longue qui commence dès le congrès de Berlin
de 1878, lorsque la Russie voisine, qui a annexe sur la Turquie et
la Perse un bon tiers du territoire armenien, dès le debut du XIX e
siècle, s’arroge le droit de representer et de defendre les Armeniens
de Turquie auprès de la Porte. A partir de la, les Armeniens perdent
peu a peu aux yeux de leurs compatriotes ottomans le statut eleve
qui avait ete le leur.
Desormais, les elites armeniennes quittent, contraintes et forcees,
massivement le service de l’Etat turc, et notamment de ses finances,
tandis qu’une minorite substantielle se convertit par patriotisme
a l’islam. Mais dans le vieux pays armenien, où Turcs, Kurdes et
Armeniens vivent alors aussi melanges que chretiens et musulmans en
Bosnie ou en Macedoine, la communaute armenienne paraît de plus en plus
tournee vers la Russie chretienne, au moment pourtant où les grandes
reformes dues au mouvement Jeunes Turcs commencent a affirmer un debut
de laïcite qui permet d’ailleurs a des deputes armeniens de sieger au
Parlement d’Istanbul, après 1908. La catastrophe generalisee commence
en 1911. En Macedoine, en Bulgarie, des Turcs et des musulmans des
Balkans sont massacres en grand nombre après la defaite de l’armee,
creant chez certains militaires une evidente soif de vengeance. La
jeunesse armenienne ne cache pas son desir de s’emanciper d’un empire
moribond et attend l’armee russe en liberatrice. Celle-ci echouera,
livrant les populations civiles armeniennes sans defense a une loi
du talion atroce, acceleree par le desir des tribus kurdes nomades
de s’emparer des terres sedentaires des agriculteurs armeniens. Tel
est le recit terrible de ce drame, auquel chacune des deux nations
en presence devrait pouvoir apporter son temoignage, et d’abord
sous la forme d’un debat historique ouvert. C’est en effet a cette
condition non humiliante que l’opinion turque pourra etre arrachee a
une amnesie qui n’est pas le seul fruit de la propagande mais aussi
d’un traumatisme non cicatrise. C’est ce qui commence a se faire
avec des reunions d’historiens auxquelles le gouvernement d’Ankara
consent a present, de meme que les tribunaux turcs acquittent l’un
après l’autre les ecrivains qui, avec grand courage, soulèvent le
problème armenien. Ne nous faisons aucune illusion : il n’y aura pas
de continuation de ce processus si la Turquie a le sentiment qu’on
l’instrumentalise contre son adhesion a l’Europe, si l’histoire
reelle de cette periode continue d’etre occultee dans sa complexite
et si, enfin, l’Etat armenien independant, reparation enfin survenue
de la longue eclipse de la première nation chretienne de l’Europe,
ne se soumet pas a son tour, en Azerbaïdjan par exemple, a un droit
international qui ne saurait fonctionner dans un seul sens. N’oublions
pas surtout, en France, que le peuple armenien et le peuple turc ont
ete, l’un et l’autre, nos plus proches amis depuis fort longtemps. La
tâche de la France est donc parfaitement simple : il nous faut les
reconcilier. N’oublions pas, en France, que le peuple armenien et le
peuple turc ont ete, l’un et l’autre, nos plus proches amis.
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