Point de vue
Guérir la plaie de notre histoire, par Elif Shafak
,1-0,36 -822731,0.html
LE MONDE | 12.10.06 | 15h16 . Mis à jour le 12.10.06 | 15h16
Il y a trois semaines à Istanbul, par une journée venteuse et pluvieuse, je
comparaissais devant la justice. J’étais accusée d’"insulte à l’identité
turque" dans mon dernier roman, Baba ve piç ("le père et le btard", non
traduit en français), une saga sur deux familles, les Kazanci, des Turcs, et
les Tchakmakchian, des Arméniens. A priori très différentes, ces deux
familles avaient une chose en commun : un passé douloureux. Mon livre
racontait l’histoire pleine de douleur mais aussi de promesses de ces
familles, à travers le regard de plusieurs générations de femmes, et en
particulier celui des grands-mères arménienne et turque. Bien qu’il aborde
des souvenirs pénibles et des tabous politiques, le roman a reçu en Turquie
un accueil chaleureux. Il a été beaucoup lu et commenté librement par de
larges pans de la société. Puis un groupe d’avocats ultranationalistes a
porté plainte contre moi pour avoir "pris le parti des Arméniens et trahi
les Turcs". L’affaire a été portée en justice et un long processus
d’interrogatoires et de jugements a débuté.
L’article 301 du code pénal turc a été utilisé maintes fois pour engager des
poursuites contre des esprits critiques, journalistes, rédacteurs en chef,
éditeurs, écrivains… De ce point de vue, mon procès n’était que l’énième
affaire d’une longue série d’actions en justice. Pourtant, ce procès avait
aussi quelque chose de particulièrement étrange et d’inédit. Pour la
première fois, c’était une oeuvre de fiction que l’on accusait d’"insulte à
l’identité turque".
Plus précisément, c’était sur les personnages arméniens de mon roman que les
projecteurs étaient braqués. Ainsi, dans un passage, l’un des personnages en
cause, tante Varsenig, déclare avec ferveur : "Dites-moi combien de Turcs,
dans l’histoire, ont appris l’arménien. Aucun ! Pourquoi nos mères ont-elles
appris leur langue et pas l’inverse ? Qui domine qui, c’est clair, non ? Une
poignée de Turcs arrive d’Asie centrale et en moins de temps qu’il n’en faut
pour le dire, ils sont partout, et qu’est-il arrivé aux millions d’Arméniens
qui étaient là avant ? Assimilés ! Massacrés ! Orphelins ! Déportés ! Et
enfin oubliés !" Mes détracteurs ultranationalistes soutenaient qu’en
faisant de telles affirmations mon roman diffusait la thèse du "génocide
arménien" et devait pour cela être condamné.
Tant que cet article 301 n’est pas amendé ou amélioré, la Turquie connaîtra
d’autres procès de ce genre, en particulier sur les sujets tabous comme la
question arménienne. Mais, à l’heure où le Parlement français s’apprête à
voter la "loi sur le génocide arménien", je ne peux m’empêcher de craindre
que des raisonnements semblables ne soient faits en France.
L’histoire de toute nation a ses épisodes déplorables, et la Turquie ne fait
pas exception. Le déni de cette réalité et le rejet de toute mention des
événements de 1915 est la pierre d’achoppement sur laquelle bute la
démocratie dans mon pays. Il est essentiel de favoriser la prise de
conscience des grands événements du passé, aussi sombres soient-ils. Car la
mémoire est à la fois une responsabilité et la condition préalable de toute
culture démocratique aboutie. Nous, les Turcs, pouvons et devons partager la
peine des Arméniens et respecter leur douleur. Nous, les Turcs, pouvons et
devons être capables d’affronter les pages sombres de notre passé. Nous
pouvons parler des erreurs de nos grands-pères, non pour semer les graines
d’une nouvelle hostilité, mais pour construire un meilleur avenir à nos
enfants.
Mais la proposition législative française ne contribuera certainement pas à
résoudre ce problème historique profondément enraciné. Lorsque des Etats
tentent d’imposer une seule version de l’histoire au détriment de toutes les
autres, c’est non seulement la liberté d’expression mais aussi l’intérêt
authentique pour l’histoire que l’on réprime. Même avec de bonnes
intentions, de telles initiatives ne peuvent qu’envenimer les choses.
L’histoire de la Turquie avec les Arméniens est un sujet délicat pour toutes
les parties concernées, et la guérison de cette vieille blessure n’est
possible que si un nombre croissant d’individus, turcs et arméniens,
commencent à s’écouter les uns les autres.
En Turquie, les opinions sont violemment tranchées. D’un côté, les partisans
de la liberté de pensée et de la démocratie libérale, qui estiment que le
pays devrait affronter son passé. De l’autre, les opposants farouches à la
candidature turque à l’entrée dans l’Union européenne, qui souhaitent que le
pays reste un Etat-nation insulaire, isolé et xénophobe, coupé de
l’Occident. Or, si l’Etat français fait pression sur la Turquie par le biais
d’une loi, cela jouera exclusivement en faveur de ces derniers.
L’intransigeance nourrit l’intransigeance : les sentiments anti-turcs en
Europe exacerberont le nationalisme turc, et réciproquement. Le retour de
bton est déjà perceptible. Alors que certains journaux appellent au boycott
des produits français, plusieurs hommes politiques évoquent de possibles
mesures de rétorsion, avec par exemple l’adoption d’une loi sur le "génocide
français en Algérie".
Mais il y a plus grave : la loi française n’améliorera en rien les relations
entre Arméniens et Turcs moyens. Les événements de 1915 et leurs stigmates
dans le coeur de ces deux peuples restent une plaie ouverte que ne peuvent
toucher et guérir que les Arméniens et les Turcs, ensemble, par le dialogue
et l’empathie. Pour que cela se produise, il faut que toujours plus de gens
aient le courage et la vision nécessaires pour transcender les frontières
nationales et les dogmes nationalistes. Le véritable changement viendra d’en
bas, non d’en haut, et sera le fait des individus et des peuples, non des
Etats et des hommes politiques.
Si l’Etat français adopte cette loi, les intransigeants prendront l’avantage
en Turquie. Puis, dans le tumulte de la politique de représailles, ce sera
l’escalade verbale machiste et nationaliste. Et, une fois de plus, ce sont
les histoires des femmes arméniennes et turques, des grand-mères arméniennes
et turques, qui retomberont dans le silence…
Traduit de l’anglais par Julie Marcot ©
Elif Shafak est romancière.
Elif Shafak
Article paru dans l’édition du 13.10.06