Le Devoir
L’histoire kidnappée
Serge Truffaut
Édition du vendredi 13 octobre 2006
Mots clés : Québec (province), Violence, Gouvernement, turquie,
union européenne, génocide arménien
Malgré l’opposition du gouvernement et surtout d’un nombre imposant
d’historiens renommés, les députés français, de gauche comme de
droite, ont adopté une loi punissant toute négation du génocide
arménien. Que des politiciens brident ainsi le travail
d’universitaires est affligeant à bien des égards.
Depuis que la Turquie a exprimé le souhait de rejoindre l’Union
européenne, ses dirigeants savent qu’ils ont une obligation : mener
à son terme le devoir de mémoire en ce qui concerne le génocide
perpétré contre les Arméniens. Pendant des mois et des mois, les
Turcs ont retardé toute analyse à la loupe des horreurs commises en
1915, allant jusqu’à voter une loi interdisant toute évocation
publique du drame. C’est d’ailleurs dans le cadre de cette loi que le
Prix Nobel de littérature 2006, Orhan Pamuk, a été constamment
ennuyé par les censeurs du régime.
Toujours est-il que la perspective de voir la porte de l’Europe rester
fermée en raison du refus de s’atteler à la reconnaissance du
génocide, refus considéré par beaucoup d’élus européens comme
un rejet des «valeurs communes» que partagent tous les membres de
l’UE, avait fini par convaincre le gouvernement turc d’agir autrement.
Ainsi, lorsque le premier ministre Stephen Harper a épinglé son
homologue turc sur cette question en mai dernier, ce dernier a
souligné qu’une initiative avait été prise consistant à
rassembler des historiens arméniens et turcs chargés de se pencher
sur le sujet. Bref, Ankara a convenu, péniblement il est vrai,
d’amorcer le travail de mémoire.
Antérieurement à cette friction canado-turque, des universitaires
français de renom, très agacés par la colonisation de l’espace
dévolu à l’histoire par les bien-pensants de l’Assemblée nationale
mais surtout par la foule des effets pervers qu’une avalanche de textes
législatifs avait entraînés, étaient montés aux barricades —
à juste titre — pour freiner ce que certains d’entre eux appellent la
tyrannie de la repentance.
Regroupés au sein d’une organisation au nom qui en dit long —
Liberté pour l’Histoire –, Pierre Vidal-Naquet, Michel Winock,
Jean-Pierre Azéma, Marc Ferro et plusieurs autres avaient composé un
texte exigeant des législateurs qu’ils mettent un terme à une
entreprise qui sape les bases mêmes du métier d’historien et qu’ils
abrogent pas moins de quatre lois.
Dans leur pétition, ces intellectuels rappelaient que «l’histoire
n’est pas une religion […], l’histoire n’est pas la morale […],
l’histoire n’est pas l’esclave de l’actualité […], l’histoire n’est
pas la mémoire […], l’histoire n’est pas un objet juridique. Dans un
État libre, même animé des meilleures intentions, il n’appartient
ni au Parlement ni à l’autorité judiciaire de définir la
vérité historique. La politique de l’État, même animée des
meilleures intentions, n’est pas la politique de l’histoire». Il va de
soi qu’on ne saurait mieux dire.
Ce combat lancé par des personnes aussi respectées qu’admirées,
qui avait d’ailleurs convaincu aussi bien le président Jacques Chirac
que le socialiste Jack Lang que cette loi ajouterait aux restrictions
à la liberté d’expression que les lois précédentes avaient
provoquées, a donc été rejeté tant par les formations de droite
que celles de gauche.
À ce propos, il faut retenir qu’un important contingent de députés
de l’UMP, le parti de Chirac, a emprunté une position inverse à
celle défendue par ce dernier pour mieux obéir aux mots d’ordre de
l’agité de la politique française, soit Nicolas Sarkozy. On peut
parier qu’en agissant de la sorte, le candidat à l’Élysée tenait
à afficher une fois de plus sa distance avec Chirac mais également
avec le premier ministre Villepin tout en espérant récolter les
votes des gens qui ne veulent pas que la Turquie se lie à l’UE.
L’utilisation de l’histoire comme d’un procureur du temps présent a
toujours été un exercice périlleux.
From: Emil Lazarian | Ararat NewsPress