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Le Devoir
Orhan Pamuk, Prix Nobel de littérature et embarras pour la Turquie
Jean-François Nadeau
Édition du vendredi 13 octobre 2006
Mots clés : Turquie (pays), Livre, orhan pamuk, prix nobel,
littérature
L’écrivain Orhan Pamuk, 54 ans, est le lauréat du prix Nobel de
littérature 2006. Cible politique du régime turc pour sa défense
des causes arménienne et kurde, il est plus que jamais source de
fierté littéraire mais aussi d’embarras pour son pays. Un procès
pour ses affirmations au sujet du génocide arménien lui a été
intenté cette année dans son propre pays, ce qui lui a valu l’appui
de la communauté intellectuelle internationale, comme l’expliquaient
Georges Leroux et Christian Nadeau dans les pages littéraires du
Devoir en janvier dernier.

L’écrivain Orhan Pamuk, Prix Nobel de littérature 2006

Pamuk a été qualifié de renégat par ses détracteurs en
Turquie pour ses déclarations sur des sujets longtemps restés
tabous. «Un million d’Arméniens et 30 000 Kurdes ont été
tués sur ces terres, mais personne d’autre que moi n’ose le dire»,
avait-il affirmé en février 2005 dans un hebdomadaire suisse.

La justice turque le tient à l’oeil depuis un moment sous prétexte
d’«insulte ouverte à la nation turque», un crime passible de six
mois à trois ans de prison. Mais les poursuites formelles ont été
abandonnées début 2006.

Pamuk a reçu plusieurs menaces de mort. Dans une province de l’ouest
de la Turquie, le préfet d’Isparta a même donné l’ordre de
brûler ses livres. L’injonction a ensuite été retirée sous la
pression du gouvernement, plus que jamais désireux de ne pas ternir
son image avant le lancement de négociations d’adhésion à l’Union
européenne.

«Je soutiens la candidature de la Turquie à l’adhésion à l’Union
européenne […] mais je ne peux pas dire à ces adversaires de la
Turquie : "Ce n’est pas vos affaires s’ils me jugent ou pas." Du coup,
je me sens coincé au milieu. C’est un fardeau», a déclaré Pamuk,
qui se considère d’abord comme écrivain sans intentions politiques,
bien que ses livres ne manquent pas de secouer certaines conceptions
établies de sa société.
À l’extérieur de son pays, Orhan Pamuk accumule les prix
littéraires. En octobre 2005, il a reçu le prestigieux prix de la
Paix des libraires allemands et le prix Médicis français du roman
étranger. En 2004, le New York Times lui avait accordé son attention
pour «le meilleur livre étranger de l’année». Dans son oeuvre,
traduite en une vingtaine de langues à ce jour, il traite des conflits
d’une société écartelée entre Orient et Occident.

L’oeuvre elle-même ?
Le caractère tout à fait sulfureux de cette vie d’écrivain
suffit-il à en faire un Prix Nobel ? Plusieurs attendaient plutôt
cette année le couronnement par l’Académie Nobel de l’Américain
Philip Roth ou du Mexicain Carlos Fuentes, voire de l’Israélien Amos
Oz. D’autres noms ont aussi circulé, y compris celui de Pamuk, qui
n’était pourtant pas donné favori de prime abord.

Le lauréat de cette année, dont la valeur est indéniable, semble
néanmoins avoir beaucoup profité des conditions sociopolitiques qui
entourent les discussions sur l’avenir de son pays au sein de l’Union
européenne. En dépit des controverses qu’il suscite, Pamuk, cheveux
grisonnants et portant des lunettes, souvent habillé d’un simple
t-shirt et d’une veste, n’intervient que rarement sur la scène
publique, préférant le désordre enfumé de son bureau aux
projecteurs des plateaux de télévision. À Istanbul, l’appartement
où il écrit ses livres lui offre une vue sur un pont enjambant le
Bosphore, lien entre l’Europe et l’Asie.

Né le 7 juin 1952 dans une famille francophile aisée d’Istanbul,
Orhan Pamuk a abandonné des études en architecture à l’ge de 23
ans pour s’enfermer dans son appartement et se consacrer à la
littérature. Sept ans plus tard était publié son premier roman,
Cevdet Bey et ses fils.

L’irritation de ses détracteurs est montée d’un cran après son
refus, en 1998, d’accepter le titre d’«artiste d’État». Il était
alors déjà devenu l’écrivain le plus prisé en Turquie avec des
ventes records. Son sixième roman, Mon nom est Rouge, une réflexion
sur la confrontation entre l’Orient et l’Occident à travers l’Empire
ottoman de la fin du XVIe siècle, allait lui assurer une
célébrité internationale.

Publié en 1990, Le Livre noir, un des romans les plus lus en Turquie,
décrit la recherche effrénée d’une femme par un homme pendant une
semaine dans un Istanbul enneigé, boueux et ambigu.

Neige (2002), publié en français l’année dernière chez
Gallimard, constitue un plaidoyer pour la laïcité tout autant qu’une
réflexion sur l’identité de la société turque et la nature du
fanatisme religieux. Orhan Pamuk a aussi publié La Maison du silence
(1983), Le Chteau blanc (1985), La Vie nouvelle (1994) et Istanbul
(2003).

Grand, dégingandé, nerveux, parlant vite et fort, Orhan Pamuk fut le
premier écrivain dans le monde musulman à condamner ouvertement la
fatwa de 1989 contre Salman Rushdie et prit position pour son collègue
turc Yasar Kemal quand celui-ci fut appelé en justice en 1995.

L’Académie suédoise a indiqué dans ses attendus avoir décerné
le prix à un auteur «qui, à la recherche de l’me mélancolique
de sa ville natale, a trouvé de nouvelles images spirituelles pour le
combat et l’entrelacement des cultures». L’Académie suédoise
affirme en outre que l’écrivain «est connu dans son pays comme un
auteur contestataire, bien qu’il se considère comme écrivain
littéraire sans intentions politiques».

Le lauréat a déclaré à un quotidien suédois être «très
heureux et honoré», ajoutant qu’il allait pour le moment tenter de
se «remettre de ce choc» qui lui vaut dix millions de couronnes
suédoises, soit l’équivalent d’environ 1,5 million $CAN.

Le Devoir et l’Agence France-Presse

Chatinian Lara:
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