La Turquie confrontée à son déni
Le génocide arménien de 1915
Guy Taillefer
Le Devoir
Édition du samedi 14 et du dimanche 15 octobre 2006
Dans la controverse, l’Assemblée nationale française a voté,
jeudi, une loi criminalisant le déni du génocide arménien de 1915.
Le même jour, le prix Nobel de littérature était attribué à
l’écrivain turc Orhan Pamuk, honni en Turquie par les
ultranationalistes pour avoir pris la défense des minorités kurde et
arménienne. Une «convergence constructive», plaide l’historien
Frank Chalk, de l’université Concordia, prenant le contre-pied du
tollé ambiant.
=0DImmense malaise autour de la proposition de loi française
pénalisant la négation du génocide arménien, considérée de
tous bords comme une atteinte à la liberté d’expression et un pavé
dans la mare de l’épineux débat autour de la démocratisation de la
Turquie et des conditions de son adhésion à l’Union européenne.
S’agissant d’épingler la Turquie pour avoir toujours refusé de
reconnaître la nature génocidaire des massacres commis contre les
Arméniens, qui auraient fait 1,5 millions de morts pendant la
Première Guerre mondiale, le texte a été qualifié par plusieurs
de «contre-productive» en ce qu’il risque surtout d’attiser la
réaction de l’opposition ultranationaliste et anti-européenne parmi
les Turcs.
Une vingtaine de pays, dont le Canada, ont à ce jour officiellement
reconnu que les événements de 1915 constituaient un génocide. La
proposition de loi française fait un pas de plus en criminalisant la
négation de ce génocide, de la même manière que nier l’existence
de l’Holocauste constitue un crime en France.
Une initiative «inopportune», a déploré le gouvernement
français. Un sentiment relayé par l’UE, dont le commissaire à
l’élargissement Olli Rehn avait mis en garde Paris, lundi dernier,
contre l’adoption d’une loi aux «effets contraires à ceux
recherchés» et qui, nuisible au dialogue, «mettrait en danger les
efforts de tous ceux qui, en Turquie, veulent ouvrir un débat
sérieux et honnête, sans tabous, sur cette question».
Le malaise est d’autant plus grand que la proposition de loi, qui vise
à rendre les négationnistes passibles d’un an de prison et d’une
amende de 45 000 euros, répond en France à des considérations
électorales à l’horizon des scrutins du printemps 2007. La
proposition de loi, qui a du reste peu de chances d’être entérinée
par le Sénat, est le fait du Parti socialiste, défenseur historique
de la diaspora arménienne du pays, mais a également reçu l’appui
de ceux, à droite, qui cherchent à faire dérailler la candidature
turque à l’UE.
=0D«En instrumentalisant une question grave à des fins petitement
électoralistes, déplore André Lecours, politologue à
l’université Concordia, une partie de la classe politique française
cherche ainsi à se mettre au diapason des réticences de l’opinion
publique à l’égard de la Turquie musulmane et du processus
d’élargissement européen.» Ajouté aux froideurs allemandes, cela
n’augure rien de bon, à son avis, pour l’avenir des négociations
d’intégration.
Atteinte à la liberté d’expression
C’est dans les milieux libéraux de la Turquie que les réactions ont
été les plus torturées, y compris parmi des intellectuels,
journalistes et écrivains qui ont pourtant été poursuivis par la
justice en vertu de l’article 301 du code pénal turc — considérant
comme une «insulte à l’identité turque» l’usage des mots
«génocide arménien».
«Si cette loi passe, j’irai en France et, bien que ce soit contraire
à mes convictions, je dirai que non, il n’y a pas eu de génocide»,
a notamment déclaré Hrant Dink, journaliste arménien de Turquie
où il est poursuivi pour avoir affirmé la réalité du génocide.
Réaction semblable de l’écrivaine Elif Shafak, acquittée fin
septembre d’accusations portées en vertu de l’article 301 pour avoir
évoqué le génocide dans son roman Le Père et le Btard et fait
tenir par ses personnages des propos désobligeants envers les Turcs.
«Je crois à la liberté d’expression, écrivait-elle récemment
dans un commentaire publié par le Turkish Daily News, après son
acquittement. Pas seulement en Turquie, mais partout et tout le temps.
C’est pourquoi il m’est impossible de ne pas m’inquiéter de ce qui se
passe […] en France. Sa "loi du génocide" va tout à fait à
l’encontre de l’esprit […] d’une démocratie ouverte.» Elle nuira,
écrivait-elle, aux efforts pour développer le dialogue entre Turcs
et Arméniens.
Le même article 301 avait également servi, début 2006, au
dépôt de poursuites, finalement abandonnées, contre Orhan Pamuk
qui avait déclaré à un journal suisse que «30 000 Kurdes et un
million d’Arméniens ont été tués dans ces terres». M. Pamuk
n’a pas, sauf erreur, réagi au projet français. Mais il avait
déclaré en 2005 en Allemagne : «L’huile qu’on jette sur le feu
du sentiment anti-turc en Europe donne lieu à un nationalisme
anti-européen aveugle en Turquie.»
Or, estime le journaliste français Gérard Menachemoff, observateur
de la scène turque depuis les années 60, le gouvernement musulman
modéré et pro-européen du premier ministre Recep Tayyip Erdogan,
qui a chassé les nationalistes du pouvoir en 2002, «a créé des
ouvertures dans la société turque et a réussi à dépasser le
blocage vis-à-vis des Kurdes et des Arméniens», malgré
l’influence militaire et politique ancienne de l’establishment fidèle
à l’idéal républicain de Mustafa Kemal.
Si la législation française «provocatrice» met le gouvernement
Erdogan dans l’embarras, M. Menachemoff croit cependant que cet
establishment nationaliste «mène au fond un combat
d’arrière-garde» et que «la Turquie actuelle est mûre pour
reconnaître le génocide arménien».
Aussi, la loi votée par l’Assemblée nationale, dit-il, est une
«réponse brutale à une attitude absurde de négation» des
dimensions de la tragédie arménienne, mais aussi, par extension, des
droits culturels des Kurdes.
L’historien de Concordia, Frank Chalk, l’un des auteurs de Encyclopedia
of Genocide and Crimes against Humanity, opine : «Que cette loi ait
des incidences électorales ne la discrédite pas. Le déni a été
si vigoureux au cours de l’histoire de la part des autorités turques
qu’elles ont fini par inviter ce genre de réaction.»
Ainsi en va-t-il de la nobélisation de M. Pamuk, estime M. Chalk.
«Le choix du jury traduit le sentiment dans plusieurs parties du monde
que la Turquie est allée trop loin dans la négation de la
réalité historique de l’annihilation intentionnelle du peuple
arménien.»
De l’un à l’autre, croit M. Chalk, il y a «convergence
constructive».