UNE CULTURE JEUNE AUX RACINES ANCESTRALES
par Anne-Marie Romero
Le Figaro, France
30 octobre 2006
D’où que l’on se trouve, a Erevan, on voit le mont Ararat, avec
ses deux sommets enneiges, dominant la plaine. Pourtant, ce site
emblematique pour tous les Armeniens, qui se pretendent descendants
des survivants de l’arche de Noe, se trouve en Turquie, de l’autre
côte de l’Araxe. À portee de main et neanmoins si loin, separe de sa
patrie par une frontière infranchissable de haine et de ressentiment.
"Hayastan, Karastan" ("Armenie, pays de pierre"), disent les
autochtones.
Pays de montagnes et de plateaux, de paysages grandioses d’un Caucase
aux mille facettes, tantôt ondulant comme une etoffe nonchalamment
jetee où paissent des troupeaux, tantôt aigu et dechiquete,
perce de failles gigantesques où coulent des rivières dans des
vallees verdoyantes, regorgeant des plus delicieux fruits du paradis
terrestre. Il y a tant de pierre ici qu’Erevan, entièrement remodelee
dans un style orientalo-stalinien par l’architecte Tamanian, est
une des rares villes de l’ex-empire sovietique où l’on est surpris
de ne pas trouver de beton. Tous les bâtiments, jusqu’aux HLM,
sont en moellons de tuf, heureux patchwork de teintes allant du
mauve a l’ocre, au rose, a l’orange. Dans ses larges avenues où les
guinguettes prennent l’ombre sous les platanes, une jeunesse joyeuse
et coloree semble echapper au mal de vivre des enfants de l’Occident.
L’Armenie est pourtant une terre martyre depuis toujours, colonisee
par tous ses voisins, depecee entre les grandes puissances, decimee
par la fureur meurtrière des Turcs, soumise a l’Union sovietique
depuis 1920 jusqu’a la chute du communisme, ravagee par des seismes
dont le dernier detruisit la region de Gumri, en 1988, independante
depuis quinze ans seulement et aussitôt en butte a une très grave
crise economique. Alors, qu’est-ce qui lui donne cet optimisme
indefectible et lucide a la fois, antithèse du spleen slave ou du
mal de vivre occidental ? Sa foi, sans doute, et sa fierte. Separee
de l’Eglise catholique depuis le concile de Chalcedoine en 451,
l’Eglise armenienne est la seule a se dire "apostolique gregorienne"
et a rassembler 99% de la population derrière son catholicos.
L’omnipresence de la religion Rien d’etonnant a ce que le patrimoine y
soit essentiellement religieux, et que l’on compte encore 160 eglises
datees du IV e au VI e siècle ! À peine est-on sorti d’Erevan, sur la
route du lac Sevan, qu’elles se succèdent, isolees dans les montagnes,
splendides edifices de tuf sans statues, dressant vers le ciel leur
silhouette pyramidale s’achevant par une coupole.
Datees du XII e – XIII e siècle, souvent rebâties sur des ruines
paleochretiennes, Garni, Ghe ghard, Sarmoss Avank, toutes ces
eglises-monastères sont cons truites suivant un plan basilical ou
en croix libre. Pas de nef, de choeur ni de bas-côtes, mais des
salles octogonales, les gavits, supportees par quatre gros piliers
de pierre, obscures, eclairees par la seule lueur qui emane du
dôme et d’une seule fenetre, symbole de l’unite de la nature du
Christ. Leurs murs ne sont ornes que d’innombrables croix gravees,
d’une sophistication et d’une variete inouïes, les khatchkar. Le
khatchkar est le symbole de l’Armenie. Il s’agit d’une croix sans le
Christ – sa nature humaine n’etant pas consideree comme essentielle
par le christianisme armenien. Croix de resurrection et d’esperance,
elles decorent des stèles votives, des dalles funeraires, les murs des
sanctuaires. Elles sont toutes differentes, minuscules ou gigantesques,
ornees de volutes, de rinceaux, de vanneries, gravees par les religieux
où bon leur semble comme un acte de foi. Certaines sont de remarquables
oeuvres d’art. Un alphabet unique au monde Liee a cette omnipresence
de la religion, il faut aussi mentionner l’exceptionnelle production
de manuscrits enlumines, dans un pays qui n’a decouvert l’imprimerie
qu’au… XVIII e siècle ! Certains pourraient trouver inquietant,
du reste, ce communautarisme exacerbe qui a pousse, au V e siècle,
un religieux, Mesrop Maschots, a inventer un alphabet special pour
un pays qui avait deja une religion unique au monde et une langue
parlee nulle part ailleurs. Cette fermeture – volontaire – au reste
du monde n’a pas empeche la culture armenienne d’evoluer avec son
temps et meme pendant les annees communistes. Curieusement, ici,
elles n’ont pas laisse un mauvais souvenir, les Sovietiques – plus
coulants ici qu’ailleurs – etant percus comme des protecteurs face
a l’ennemi hereditaire, le Turc.
Rien d’etonnant a ce que le russe demeure la première langue etudiee,
devant l’anglais et le francais. Et puis la diaspora, toujours en
contact avec le pays, a largement contribue a cette ouverture. Une
diaspora qui, globalement, a plutôt reussi. Sans parler de Charles
Aznavour, qui a beaucoup donne pour aider l’Armenie, les peintres
Jean Carzou, Edgar Chahine, Arshile Gorky, Melik Ohanian, Sarkis et
le Franco-Armenien Jansem – qui a decore le Memorial du genocide -,
les cineastes Atom Egoyan, Robert Guediguian, Rouben Mamoulian, Henri
Verneuil et Sergueï Parajdanov, les musiciens Sergueï Katchatrian,
Michel Legrand, Aram Katchatourian et le très grand père Komitas,
auteur d’une Divine Liturgie sublime, mort fou a Villejuif, après
avoir assiste aux massacres de 1915. Sans oublier les plus jeunes,
Jivan Gasparian, qui fait revivre la flûte locale, le duduk, et Arto,
emigre aux Etats-Unis, qui, avec son Armenian Navy Band, cree une
musique inclassable melant tradition et jazz. Car tous ces artistes et
ces intellectuels, où qu’ils vivent, quelle que soit leur trajectoire,
sont demeures a cent pour cent armeniens et a cent pour cent citoyens
de leur pays d’accueil. C’est le secret de l’"armenite".
–Boundary_(ID_DIG0Bb9QOE znaTLafdqp0A)–