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Turquie Le Silence Des Chretiens

TURQUIE LE SILENCE DES CHRETIENS
par Sophie Shihab correspondante a Istanbul

Le Monde, France
28 novembre 2006 mardi

Armeniens, Syriaques ou Grecs, quelques dizaines de milliers de
non-musulmans, issus de communautes orthodoxes, ont reussi a survivre
en se taisant. Aujourd’hui, ils espèrent

Comme tous ses camarades, la jeune Sinem Goksu, dont le nom
parfaitement turc cache une origine syriaque, suivait les cours
de religion – uniquement d’islam sunnite – obligatoires dans la
Turquie " laïque ". " C’etait lors de l’examen de fin du primaire
", raconte la jeune fille devenue, a 24 ans, cadre dans une societe
de telecommunications. " J’ai brusquement entendu un garcon crier :
"Sinem est chretienne ! Sinem est chretienne !" Ce garcon rendait leurs
cartes aux elèves, après l’examen. En voyant la religion inscrite sur
la mienne, il sauta sur les tables en l’agitant comme un fou… J’ai
pleure, et mon amie, pour me proteger, a dit aux autres : "Ce n’est
pas grave, elle va devenir musulmane !" " Sinem se souvient qu’elle
avait alors acquiesce… Reflexe de prudence d’une enfant, seule
chretienne de sa classe. La case " religion " existe a ce jour sur
les cartes d’identite, meme si, depuis deux ans – processus europeen
oblige -, les Turcs ne sont plus obliges de la remplir. " A l’ecole,
precise Sinem, je me sentais differente, mais je n’en parlais jamais,
sans doute parce que mes parents n’en parlaient pas ; les massacres
et tout ca, ce n’est pas notre histoire familiale. "

Après les Armeniens, les Syriaques sont la deuxième minorite non
musulmane de Turquie, avec quelque 25 000 personnes. Mais ils auraient
ete dix fois plus nombreux avant 1914… Un mystère que Zeki Demir,
un charge de communication de leur Eglise, refuse d’expliquer.

" Le passe, vous en parlez beaucoup mieux en Europe ", esquive-t-il.

Les Syriaques emigres parlent en effet de leur " genocide ",
contemporain de celui des Armeniens. Mais les Syriaques d’Istanbul, "
bien integres et plus modernes que les emigres ", dit Sinem, prefèrent
se taire. " Ce sont les gens de Tor Abdine, notre region d’origine au
sud-est de la Turquie, qui peuvent vous en parler. Mais je doute qu’ils
le fassent au telephone, car ils sont sur ecoute ", precise Zeki Demir.

Dans les collines autour de Mardin, jadis, a 80 % chretiennes, il ne
reste plus que deux ou trois villages a population syriaque. Et l’on
y parle moins des massacres de 1915 que des assassinats plus recents,
cause d’une emigration qui s’est acceleree ces dernières decennies. "
Quand nous allons au marche, nous croisons un de ces assassins, un
Kurde au service de certaines forces de l’Etat qui veulent tous nous
chasser ", confiait, en 2005, un des piliers de cette communaute
decimee, dont des rescapes s’accrochent a leur terre et parlent
toujours une forme d’arameen, la langue du Christ.

Sinem, nee a Istanbul, n’a jamais ete dans le Tor Abdin. Elle frequente
l’eglise – le seul endroit où les Syriaques peuvent se retrouver, car
ils n’ont pas le droit d’avoir des ecoles communautaires. Mais elle
craint de ne pas y trouver de mari. Les garcons syriaques, dit-elle,
" font moins d’etudes que les filles, car ils peuvent travailler avec
leurs pères orfèvres ", occupation majoritaire des Syriaques. Elle
tient pourtant a epouser un chretien.

" Pour que – ses – parents ne soient pas trop tristes. "

C’est sans doute pourquoi, dans le cafe branche d’Istanbul où
Sinem retrouve ses amis, les chretiens sont aussi nombreux que les
musulmans, qui forment pourtant plus de 98 % de la population. Et
tous semblent d’accord pour ne pas trop parler du passe. " Je suis
content pour les Armeniens de France, qui ont reussi a imposer leur
point de vue sur le genocide, qui leur sert d’identite ", dit Arek,
tout juste rentre de quatre ans d’etudes a Paris. " Mais ce n’est pas
mon histoire. Je dirais que nous, les 50 000 Armeniens de Turquie,
avec nos trente eglises et notre dizaine d’ecoles, nous sommes les
mieux lotis. Nous avons surtout la chance d’etre encore a Istanbul,
un lieu historique pour les Armeniens, et nous devons la cultiver.

Car, si les Turcs avaient voulu, ils auraient pu nous tuer tous… "

Raffi Hermonn, lui, est journaliste. Il est revenu en janvier d’un "
exil " de vingt-cinq ans, en France et en Armenie. Qualifie d’agent
turc par les nationalistes armeniens et d’espion armenien par les
nationalistes turcs, Raffi a passe ces annees a briser les tabous qui
separent les deux peuples. Une tâche qu’il poursuit desormais dans sa
Turquie natale, au sein de l’Association turque des droits de l’homme
(IHD). Dans le discours qu’il a prononce, debut novembre, devant son
congrès, il a ose se declarer " armenien, et donc representant de la
memoire, de la conscience et des reves, bons et mauvais, de ce pays
". Tout en saluant les Kurdes, Syriaques, Juifs, Grecs et autres
minoritaires qui devront jouir de leurs pleins droits " sous le
parapluie commun " de la culture turque.

Ces mots, encore sacrilèges a l’aune de l’ideologie kemaliste, ont
fait forte impression sur une association en crise, formee d’anciens
gauchistes et de nationalistes kurdes, traditionnellement retifs a de
tels propos. Mais ceux-ci ont vote pour lui a plus de 80 %. Succès
qui l’a consacre premier cadre " non musulman " de l’IHD. Signe,
estime-t-il, de l’amelioration du climat general en Turquie.

" Le plus etonnant, raconte Raffi, fut de voir 36 de ses membres
kurdes et turcs venir m’avouer après le congrès qu’ils avaient aussi
des origines armeniennes – une grand-mère pour trente-quatre d’entre
eux. Meme au sein de l’IHD, ils n’osaient pas le dire publiquement.

Par la force de l’habitude, disaient-ils, mais ils se promettaient
de ne plus le cacher. " Ces " grands-mères " etaient les femmes et
fillettes armeniennes qui avaient ete soustraites aux massacres de
1915 par des familles turques et elevees comme musulmanes. Depuis
quelques annees, certains de leurs descendants n’hesitent plus a en
parler, et des livres sont parus sur le sujet. Mais, vu l’ampleur du
phenomène, beaucoup reste a faire.

La peur reste un sentiment commun dans les familles armeniennes.

Certaines n’ont pas appris leur langue a leurs enfants pour les
proteger, les rendre invisibles. Mais M. Hermonn voit la chose
autrement : " En ce moment, en tant que chretien, on vit des choses
très interessantes en Turquie. On sent toujours le danger, mais
il est garni de tant de beaute, de folklore, d’histoires… Et
d’erotisme aussi, qu’il ne faut pas oublier… " Coupant court a
sa tirade lyrique, Raffi avoue qu’il est parfois qualifie ici de "
Don Quichotte ", puis cite un proverbe qui veut que les situations
sans solution soient " resolues par les fous ".

Ces " fous " seraient deja des centaines en Turquie, si l’on compte
les minoritaires chretiens qui n’ont pas hesite, fin septembre,
a signer une lettre ouverte courageuse : elle denoncait la facon
dont l’Etat turc les instrumentalise en s’en tenant a la lettre du
traite de Lausanne. Ce traite de 1923 accorde des droits religieux et
educatifs aux seules " minorites non musulmanes " reconnues par Ankara,
c’est-a-dire aux Armeniens, aux Juifs et aux Grecs. Mais le traite
precise que les memes droits doivent etre appliques aux musulmans qui
vivent en Grèce, ce qui fut rarement le cas. Ce principe obsolète de
reciprocite sert donc de pretexte aux manquements d’Ankara vis-a-vis
de ses propres minoritaires.

Consideres ainsi comme des etrangers, voire comme des " ennemis
de l’interieur ", les Turcs grecs – qui sont appeles " Roums ",
c’est-a-dire Romains au sens de Byzantins – ont parfois ete victimes de
pogroms. Certaines fonctions administratives et certains metiers leur
ont ete interdits. Aujourd’hui, cette communaute roum ne compte plus
que quelques milliers de membres, alors que ses traces architecturales
emplissent la ville – eglises, lycees et immeubles divers de plus en
plus vides, que l’Etat a saisis a tour de bras après la montee des
tensions sur Chypre en 1974.

Mais certains refusent de considerer ce declin comme ineluctable. Tel
Dimitri Frangopoulo, qui a dirige pendant quarante ans le principal
lycee grec de la ville et fut un des organisateurs d’une première
conference sur les Roums, cet ete, a Istanbul, en presence de membres
de cette communaute venus d’une dizaine de pays. " Je ne leur ai jamais
reproche d’etre partis, ils ont assez souffert ici, mais j’ai toujours
defendu l’idee qu’un noyau roum devait se maintenir ici coûte que coûte
", dit-il. " Car nul ne sait de quoi l’avenir est fait. Et parce que
les choses s’ameliorent deja, avec la volonte turque d’entrer dans
l’Union europeenne ", precise cet enseignant dont les petits-fils
frequentent son ancien etablissement.

Une loi sur les fondations appartenant aux minorites, passee en
novembre, interdit toujours aux enfants de citoyens etrangers de
frequenter les ecoles des minorites religieuses. Ce qui menace
celles-ci de fermeture et touche particulièrement les enfants des
dizaines de milliers de ressortissants de l’ex-Armenie sovietique
qui travaillent, illegalement, en Turquie.

" Mais cela ira mieux petit a petit, après les elections en
Turquie, si le parti au pouvoir, l’AKP, qui nous a beaucoup aides
pour notre conference, parvient a s’y maintenir ", veut esperer
Dimitri Frangopoulo. Un Don Quichotte, lui aussi ? " Non, estime
Raffi Hermonn. Il a raison de tabler sur l’AKP, qui est plus liberal
qu’islamiste, et en tout cas bien moins nationaliste que l’opposition
dite laïque et republicaine, ce que les Occidentaux ne veulent pas
voir. " C’est en effet le principal parti d’opposition qui a durci la
loi sur les fondations. Son chef, Deniz Baïkal, n’a-t-il pas repete
au Parlement, cette annee encore, qu’en " Turquie, où il n’y a pas
de minorites, tout le monde est turc et musulman " ?

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Zaminian Bedik:
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